Les lignes qui suivent sont le commencement et la suite d'une discussion sur Rothko, dont une oeuvre était présentée sur FaceBook de façon erronée: les bandes étaient verticales au lieu d'être horizontales.
S'en est suivi un débat qui a vite tourné sur la peinture de Rothko, en elle-même, indépendamment de la question de l'orientation des tableaux.....
En italique vous trouverez les prémisses de ce débat....puis, une réponse à la question posée sur le sens de l'oeuvre de Rotkho.
Discussion
PO: Rohtko, qui est un grand peintre, est avant tout le peintre du passage. Ses œuvres sont autant de portes ouvertes vers un ailleurs qui n'appartient qu'à nous et dont il ne se conçoit que comme le passeur. Ce qui explique la répétition de son thème, car pour chacun d'entre nous, il y a une clef originale et une porte qui porte notre nom. Quand il peint des bandes verticales, il peint les battants de portes, de fenêtres, de volets...la plupart du temps, les bandes qui symbolisent ces battants sont en nombre pair et impair l'espace qu'elles ouvrent ou sur lequel elles s'inscrivent (c'est une simple question d'intervalle). Les volets, verticaux, ne sont jamais peints de couleurs différentes.
C'est pourquoi, il est si évident que cette peinture n'est pas à l'endroit.(ce passage se réfère à la façon, dont sur Facebook, une peinture de Rothko était présentée.) Ce n'est même pas acceptable que de diffuser les œuvres d'un artiste au mépris du sens physique des-dites. C'est comme une citation tronquée ou falsifiée. Pour s'en rendre compte, il suffit de se rendre sur le site de google, où on voit clairement en dernière ligne de la page 10, la peinture à l'endroit. Et elle a une autre allure.
A la remarque comparant Rothko et Nicolas de Stael: Nicolas est un être complexe comme Rhotko d'ailleurs (ils ont en commun de s'être suicidés!). Ils ont en commun aussi une tension, l'un qui va vers "beyond the looking glass" et qui se propose, comme Charon, de faire passer les âmes vers l'autre bord, l'autre, de Staël, de transgresser la réalité, sans pour autant s'abandonner aux tachismes, colorismes, et abstractionnismes en tous genres. Son idée est de la contourner pour lui faire dire ce qu'elle est en vérité. Tâches immenses pour les deux artistes qui n'y survivront pas.
EN:Cher Pascal! Je n'ai pas travaillé sur Rothko mais d'instinct, j'en suis bouleversée...Je relis votre commentaire qui m'impressionne beaucoup ... Pourriez-vous me donner des explications sur le sens de "passage"?... Car il me semble entendre dans vos paroles, une transition entre le visible et l'invisible... De même, un symbole mystique de la "porte" dans un axe de Transcendance ... Et dans cette vocation de Salut, un appel personnel et universel... Une vocation spirituelle en somme... Beau dimanche à vous!
Lettre à une amie musicienne sur Rothko… (qu’on avait présenté à l’envers…)
Pour suivre cette conversation passionnante : mes idées sur Rothko, sont totalement personnelles. Elles me sont venues lors d’une exposition, je ne sais où. Ses œuvres m’avaient fortement exaspéré sur le moment de cette visite. La répétition est plaisante, on dit qu’elle assure le passage des messages, que c’est l’instrument préféré des enseignants… Sauf qu’en peinture ou dans n’importe quel art elle est lassante. C’est vraiment le sentiment que j’ai eu tout au long des murs et des salles de ce musée qui avaient été recouverts de Rothko, « ad nauseam » selon moi….Pourtant, je ne pouvais pas m’empêcher de trouver que ces œuvres étaient belles. Abstraites, elles parlaient très concrètement. Je les entendais qui arrivaient à faire percer quelque chose dans l'humeur maussade et agacée que ce musée avait suscitée.
La fascination exercée par Rothko sur les amateurs d’art, le nombre de visiteurs qui se précipitent pour voir les expositions qui lui sont consacrées, le prix (si cela peut être un indicateur) que ses œuvres atteignent, tout ceci ne pouvait pas être le fruit d’une hystérie collective ou d’une manipulation des marchés.
Répétition… Monet a bien répété des meules de foin, des peupliers, des cathédrales de Reims. Si on devait parler d’un "ad nauseam, les nymphéas" et leurs variations incessantes devraient nous faire vomir. La répétition ne dit rien ? En tout cas rien d’intéressant ? Pourtant, un des plus beaux exemples de répétition se trouve dans « Smoke » de Wayne Wang. Je pense à cette fameuse scène où l’un des personnages explique que, depuis des années et des années, il prend une photo du même carrefour, à deux pas de chez lui, sous le même angle, avec le même appareil, toutes les semaines, le même jour à la même heure, qu’il vente qu’il pleuve ou qu’il neige. Je pense à ces artistes du quatrocento qui produisait, des vierges et des Christ, et des annonciations.
Répétition ? Ou variations ? Comme le dit le photographe de « Smoke », c’est toujours le même carrefour, mais ce n’est jamais le même…absolument jamais et parfois encore moins le même qu’il est possible d’imaginer.
J’ai aussi une idée très précise de l’artiste, de son rôle central dans la création de valeurs. Qu’un artiste comme Rothko, dont le talent est incontestable, dont le sens de l’abstraction est manifestement très puissant, se plaise dans la répétition, ne pouvait qu’avoir un sens fort. Je n’arrivais pas à percevoir cette répétition comme une manifestation du type Pop’art, comme une forme de soumission à la vision de Warhol. La peinture de Rothko m’apparaissait trop profonde, appelant chez les passionnés de son art, un véritable exercice d’amour comme il y a des exercices spirituels, suscitant un sentiment fort d’adhésion et relevant peut-être de l’expérience religieuse.
La répétition est-elle dans la pratique de l’artiste ou dans le regard du spectateur ? Rothko se répétait-il ? Ou était-il engagé dans un autre projet ? Là où je voyais de la répétition, parce que les tableaux s’alignaient dans ce musée comme à la parade, ne fallait-il pas voir une erreur muséographique ? L’œuvre de Rothko est-elle destinée à un show massif ou, monstrueusement, des milliers de gens défilent, comme défilent les milliers de pèlerins qui viennent embrasser les pieds du Moïse de Michel Ange, comme défilent encore les Nord-Vietnamiens dans le mausolée d’Ho Chi Minh ? Ou bien, Rothko, a-t-il simplement cherché à parler à chacune des personnes qui viendraient, le voir, par l’intercession de ses œuvres ? Ou bien Rothko n’est multiple que parce que les hommes sont multiples et donc ses spectateurs. Multiplier les variations sur le thème des trois bandes horizontales revient alors à chercher l’individu que nous sommes au-delà du multiple que nous formons avec les « autres ».
C’est alors que m’est venue cette idée qui peut-être avait trop à faire avec mon exaspération et très à voir avec le sentiment de profondeur que la contemplation des œuvres de Rothko me procurait. Rothko était un passeur. Les tableaux de Rothko, sont construits pour fasciner, créer une perte de conscience chez ses admirateurs. Les trois bandes avant d’être répétitives sont là, uniques, soumises à un regard qui ne peut pas éviter la contemplation. « Beyond the looking glass » et pourtant un non-miroir, puisque on ne s’y voit pas et qu’on ne peut y voir le monde ? Si ce n’est que ce miroir propose au « regardant » de regarder en lui-même et de passer « beyond » comme il est suggéré, voire intimé, au poète de Cocteau.
Rothko est un passeur, non comme de grands artistes dont la vision s’inscrit dans les œuvres sans cesse différentes et renouvelées et qui propulsent leurs admirateurs vers l’intellection renouvelée du monde dans lequel ils vivent. Il m’a paru être le passeur au sens de Charon. Celui qui fait passer d’une rive à l’autre et qui conduit les âmes à se découvrir ailleurs. L’œuvre de Rothko est une succession de construction au service de la fascination, de l’attraction et de la révélation d’une âme à elle-même.
Si cela était, après tout, pourquoi répéter en permanence, le même thème et, de temps à autres, changer pour des bandes verticales au lieu et place de la trinité horizontale (trinité…) ? Les bandes verticales sont clairement des portes, des fenêtres qui ouvrent sur un ailleurs. L’artiste prépare le spectateur à un au-delà (un « beyond »). Il le répète à l’envi. Il ne montre jamais que cet appel au passage et non pas le passage, les fenêtres et les portes pour passer et jamais le passage et son point d’arrivée.
N’est-ce pas un appel à entrer dans ce « nous-mêmes » que nous évitons trop souvent ? C’est à ce moment que je me suis livré à une drôle de réflexion théorique : Rothko, s’est lancé dans un projet colossal. Il a voulu créer cet appel au passage, dirigeant la barque pour conduire les uns et les autres d’un bord à l’autre d’eux-mêmes. Ce faisant, il ne pouvait pas admettre que la même barque pouvait emporter tout le monde, ni que la même porte symbolique pouvait exercer cet appel au passage de la même façon pour chacun. Voilà le sens de la répétition. Il n’y a pas de répétition. Toutes les œuvres « trinitaires » sont uniques. Il n’y a que des variations sur le thème du passage, parce qu’il ne peut pas n’y avoir qu’une seule façon de passer, qu’une seule voie pour avancer, qu’une seule façon de se plonger en soi-même.
Rothko, a voulu donner toutes les possibilités du passage, offrant à toutes les possibilités d’être "humain", la chance de pouvoir passer. C’est pourquoi, il exerce cette fascination. Chaque œuvre s’adresse à chacun, mais dans son originalité, elle s’exerce à quelques uns. Chaque série compose une phrase de passage, chaque contemplation de plusieurs œuvres augmente les chances d’une personne, d’une âme, de trouver le chemin qui doit le conduire « beyond ». L’unicité des formes répond au souci de signaler qu’il y a « un » passage. La variété des teintes, des couleurs , des fonds répond au désir de le signaler, à chacun de nous pour nous inviter, personnellement à franchir le passage et atteindre notre autre rive.
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