Marc Lathuillière, Musée National

Cette chronique est parue dans "Le Courrier Financier" 

 

Marc Lathuillière

 

Musée National,

 

Editions la Martinière 

 

 

 

Musée National est un bouquin d’images. Des photos, des photos et des photos. Pas de texte. Les photos parlent d’elles-mêmes. Dans tous les sens du terme. Elles parlent d’elles-mêmes au sens où elles sont suffisamment explicites pour n’avoir besoin d’aucun commentaire. Elles parlent donc d’elles-mêmes car en tant que photos, elles sont conçues pour aller dire quelque chose à des regardeurs qui pourraient bien sans s’en rendre compte être transformé en « Ecouteurs ».

 

Quand je dis que c’est un bouquin d’image donc, je veux dire que les photos de Marc Lathuillière dans ce bouquin sont à taille humaine. On pourrait comme toutes les photos les mettre au mur. (Pour que les regardeurs les fusillent du regard ?). Pour moi, ces photos ne sont pas de la catégorie qu’il est nécessaire ou simplement agréable de mettre au mur.

 

Ce sont des images, plus encore que les fameuses photos de la « France Profonde » que j’avais vues à la Bibliothèque FM » dans un format « Helmut Newton size ». Chez Lathuillière, pas de dames nues qui avancent vigoureusement à la conquête d’on ne sait pas trop bien quoi. Pas non plus de villages tout proprets, « Maisons de France » ou « Maisons Nationales », ni de maisons habillées de frais et dont on préfèrera toujours de ne pas les voir nues, débarrassées de leurs enduits sur gravats ou meulière.

 

Musée National, sous son format bouquin, c’est un livre d’image, un livre qu’on feuillette. Et puis, on s’arrête sur une image. On la lit. On la montre à quelqu’un, un ami, un parent, un enfant, pas à une foule de regardeurs mains derrière le dos ou les bras croisés sur la poitrine comme on est à la messe ou à l’occasion d’une cérémonie officielle.

 

Ces livres de photos parlent d’une façon autre que les livres pleins de lettres et de textes. Ils apportent de l’information, du rêve mais aussi des questions, des troubles, des dérangements. Marc Lathuilllière apporte un peu de tout ça dans son livre Musée National.

 

Pourquoi ce titre un peu ronflant qui dans la réalité ne correspond à rien. Le « Musée National » n’existe pas plus que le « Musée Mondial » et beaucoup moins que le « Musée Imaginaire » ! Un musée pour conserver un moment, comme tous les musées ? Pour aussi, enseigner : « ils étaient comme ça, autrefois, les gens, Grand-père ? ». Pour sauver ce qui part en morceaux ? (Mais tout part en morceaux avec le temps, et rien ne l’en empêchera, pas même les bonnes photos). En fait, ce Musée est une intention : le photographe nous prend par la main et nous oblige à regarder la France au travail, qu’il a remise en scène, dans ses propres lieux, la France du quotidien dans son contexte de tous les jours, la France des gens où les mêmes ne s’étonnent pas de se ressembler et où les différences ne jouent pas.

 

Quelques mots sur la « technique » du photographe. Le « Musée National » est composé de scénettes, chaque photo portant sur un métier, un statut ou une activité incarnés par un personnage portant un masque désincarné. Ce masque on le retrouve dans chaque photo, toujours le même, toujours neutre, jamais ricanant, maléfique, agressif ou caricatural. Qu’il s’agisse du skieur sur ses skis dans un univers de neige, du directeur de musée, du berger au cours d’une transhumance, des acteurs, mais sont-ils des acteurs ? des personnages, mais dans quelle pièce de théâtre ? tous sont plantés dans leur vie de tous les jours. Cette vie de tous les jours, n’est-elle pas un décor ou une surimpression, un montage habile ? A-t-on incrusté des images de personnages dans l’image d’un paysage ? ou de l’image dans les images ? Quel peut être le but de pareil artifice qui se déroule dans un vrai monde ?  Ou bien, le vrai monde serait un trompe l’œil et le personnage, la réalité de toute humanité ? Quelle réalité en vérité, puisque les masques la voileraient. Quel voilement puisque lorsqu’ils sont accompagnés d’animaux, ou d’amis, de famille, de collègues, ceux-là ne sont jamais masqués ? Mieux encore, face au masque porté, affiché, nullement dissimulé, aucun étonnement, les autres personnages, non masqués ne paraissent ni incommodés, ni surpris. Voilà, avec ces questions que nait la magie de ce livre d’images.

 

On dit qu’il est deux types d’œuvres, celles qui apportent des réponses et celles qui posent des questions. Marc de Lathuillière fait partie des artistes qui posent des questions. On a envie de dire qu’il peaufine sa question, ses questions, et une fois peaufinées, il les pose, sur la table, sous nos yeux, à nos oreilles et il s’en va ! On l’entendrait murmurer « à eux de bosser maintenant ! ». Il laisse ses victimes chercher avec le peu de moyens qu’ils ont à leur disposition. Il faut reconnaître qu’il s’entend aussi à brouiller les pistes. D’ailleurs que faut-il chercher ?

 

Un exemple, son masque, le masque dont il affuble un personnage et un seul dans ses photos, qu’il soit le seul représenté dans la scène ou qu’il soit au milieu d’un groupe d’autres personnages, est toujours le même. Qu’il représente un homme ou une femme, un enfant ou un vieillard, un professeur ou un paysan, le photographe, disposera le même masque sur la face d’un des personnages. Dans une scène de « vie de famille » (la famille Aubert Lafayette) celui qui porte le masque est « le chef de famille ». Dans la photo « le petit panier d’ognons » (un couple de personnages) c’est la femme qui porte le masque. Le masque est le même dans des situations différentes. Même impassibilité. Même fixité. Même blancheur et bouche rouge et fermée.

 

Doit-on penser que dans un groupe, celui qui bénéficie de cette attention est dit « principal » ? Ce sera au regardeur d’en décider. Et c’est le début d’une série de questions qui l’attendent, tranquillement semées par Marc Lathuillière ?

 

Voulez-vous une clé ? Ces masques induisent trois effets : ils dédramatisent au sens classique du terme. La sérénité immobile et placide de ces masques semble retirer toute émotion, tout sensationnel à la mise en scène organisée par le photographe. Elle devient pure et simple. Ils anéantissent toute durée. Ils sont éternels à la fois en tant que tels dans l’image et en tant que mêmes entre toutes les images. D’autant plus qu’il n’y a jamais plus d’un masque par image, toute idée de variation, différence, est abolie. Et enfin, ils énoncent plus qu’ils ne dénoncent : ils sont le discours de la photo, ils sont l’élément déterminant de sa mise en évidence.

 

Il y a aussi, dans ces masques un jeu où une singulière opposition/complicité s’instaure. Pour simplifier, on dira qu’ils sont antagonistes à toutes les « séries-métiers, races, originalités ». Imaginez donc les personnages de Saunders avec des masques, tout le projet de l’artiste allemand lui aurait sauté à la figure. Saunders ne nomme qu’exceptionnellement ses photos autrement que par une généralité : « le médecin », « les jeunes ouvriers agricoles », « l’ouvrier » etc. Dans le Musée National, les photos sont toujours assorties d’un titre personnalisé. Les personnages sont installés dans leur identité stricte. Après avoir caractérisé l’œuvre, c’est-à-dire le thème général, les personnages sont nommés, de même que les lieux où ils exercent leur activité. « Les monuments nationaux. - Jean-loup Bauduin, administrateur, Tours de la Rochelle (Charente-Maritime) » ou bien « La cueillette collective- Monique Duport-Perciedr, Infirmière, « La Chapelle-Agnon (Puy de Dôme »). Mais, dans le même temps, les masques n’annoncent pas un univers de mannequins. Si, le masque donne dans la photo de Marc Lathuillière cette impression de sérénité immuable, si cela rapproche son travail de celui de Bernard Faucon, on ne peut qu’être frappé par cette différence essentielle, les masques ne convertissent pas les personnages en mannequin, ni ne submergent leur entourage au point que les personnages en chair et en os, se démarquent à peine des mannequins. Les masques de Marc Lathuillière viendraient-ils placer devant nous sous nos yeux que la pétition de principe : « bas les masques » revient à retirer aux personnages ce qu’ils ont en commun, l’humanité ? Les masques vénitiens cachent l’identité et la réalité sociale de qui les porte, les masques de Marc Lathuillière les exhausseraient au contraire tout en les instaurant dans un temps immuable. Le postier n’a pas besoin de ressembler à Patrick Chavarot, parce que c’est justement Patrick Chavarot qui est ici le facteur. En revanche, dé-personnalisé de ce qui fait que Patrick Chavarot est lui-même, le facteur devient facteur à part entière dépouillé d’une identité évènementielle.

 

Une autre clé réside dans le temps, aboli, ce temps de l’artiste qui est très insistant : la photographie de Marc Lathuillière fait une belle place au bleu ciel, au bleu azur, or, ce bleu, net, clair, nettoyé de toutes impuretés, même si quelques nuages viennent l’apaiser ou le nuancer. C’est celui-là qui, depuis la nuit des temps, est utilisé pour dire que le temps des hommes est là de toute éternité pour tous les temps à venir. Il n’annule pas la durée, il la sublime, éliminant ce qui est accessoire. Au bleu qui suspend le déroulement du temps, au Masque qui pose les personnages dans leur être, au-delà de tous les détails de la vie, aux titres des photos qui les ancrent dans le temps qui est le nôtre, celui de la connaissance et de la reconnaissance, celui de la localisation et de l’appartenance, on doit ces questionnements qui viennent sans cesse troubler le regardeur/lecteur.

 

Alors, il faut qu’il aille et qu’il vienne dans le livre, qu’il consulte les images et s’en aille rêver, une fois le livre refermé. Avant un nouveau regard, une nouvelle lecture.

 

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