Anselm Kieffer, une étude sur son oeuvre

1 Commenter Kiefer ?

 

Commenter Kiefer ? Dire quelque chose, quelques mots, quelques idées ? Ou tout d’abord, reprendre son souffle, apprendre à respirer à nouveau comme après une plongée au plus profond de la mer, en apnée... ?

Avant de prendre du recul : se souvenir de ce qu’on a vu, des sentiments qu’on a vécus, de la submersion des sens et de la raison ; se dire qu’il y avait une forêt et qu’on a eu une impression de terrible soumission venue de son pouvoir d’attraction ; se souvenir qu’il fallait accepter de se perdre dans cette forêt, condition première pour pouvoir se retrouver soi-même.

 

Une forêt ou des plaines sans fin. Une forêt où la vue est bornée par les arbres resserrés les uns contre les autres, comme on dit qu’étaient resserrées les colonnes des temples Égyptiens, comme sont étroitement posés les uns à côté des autres les barreaux des cellules de prison. Quand les forêts s’ouvrent, elles encadrent les chemins qui les percent, qui, lorsqu’ils ne mènent pas nulle part, ouvrent sur l’infini des perspectives. Aux forêts répondent alors les plaines désolées des landes prussiennes, les champs que les labours ont sillonnés : l’horizon s’échappe au loin et laisse derrière lui l’illusoire infini des perspectives.

Kiefer, facilite la démarche des regardeurs : ses toiles gigantesques sont à la fois la représentation des portes qu’il dresse à l’entrée des mondes qu’il faut accepter et celle des univers qu’elles offrent au regard, à la plongée, à l’immersion totale. Peut-on rester sur le pas des gigantesques volées de pierre peintes-sculptées-écrites par l’auteur ? les œuvres de Kiefer ne sont pas des embarcations pour nous porter d’un bord à l’autre des enfers. Impossible de s’imaginer en Dante ou en Virgile traversant le Styx. Rien ne peut nous faire penser ni à l’Achéron, ni au Léthé, à aucun de ces fleuves, ni à l’enfer lui-même. Nous sommes bien sur terre et si nous suivons Kiefer, nous retournerons sans cesse sur cette terre, qui est notre fait, dont nous sommes faits et que nous ne voulons pas voir.

 

C’est en sens que le projet de Kiefer n’a rien à voir avec la pure peinture. Il s’agit de restaurer les mondes que nous avons effacés de notre mémoire et qui, pourtant, en sont devenus plus présents qu’ils ne l’ont jamais été. Mais aussi, de les remodeler, en usant de tous les matériaux que nous connaissons depuis des temps immémoriaux et que nous ne pouvons prétendre avoir oubliés, la terre, la paille, la cendre, le plomb, le fer. Le projet n’est pas de nous faire haïr et rejeter un monde dont nous ne voudrions plus, il n’est pas de dénoncer un univers où nous verrions plus que les souffrances qui s’y sont déversées, il n’est pas de griffer, ni d’arracher à ce monde les souffrances, les injures faites à l’humain, ni de torturer les apparences pour leur faire recracher des âmes hideuses.

 

Le projet de Kiefer, c’est tout le contraire de la terreur qui fait fuir, des hurlements qui affolent et des couleurs qui hurlent. Les nuits de Kiefer ne sont pas nécessairement sinistres, les étoiles n’en sont pas absentes, ni le chant des poètes. Les paysages de Kiefer ont la couleur des temps d’automne et d’hiver, ce sont des plaines désolées ou des champs lourds de labours encore frais, parce que la vie n’est pas faite que de fleurettes aux couleurs délicates et de ciel doucement bleutés. Les tableaux de Kiefer ne mettent pas en scène une nature qui parlerait d’elle-même comme dans un dernier moment de chamanisme post-moderniste où arbres, murs, plaines et plantes nous raconteraient notre triste destinée au risque de nous émouvoir et de nous faire pleurer. Ils montrent la terre et les bâtiments comme nous les avons faits et comme nous préférons les oublier. Ils nous les montrent pour nous rappeler qu’ils sont bien de nous et que nous les hantons encore. Ils nous disent que nous ne sommes pas des ombres glissant sans bruit et sans frein au milieu de ruines, de brouillards et d’ombres maléfiques mais des êtres de chair et d’os se préférant spectres plutôt que de s’accepter hommes.

 

Dans la trame des paysages : des arbres, des sillons.

Dans les réseaux du construit : des boîtes et pyramides

Et ce qui ne peut se dessiner, ni se sculpter, alors il faut le dire et le lire.

Et pour cela, Kiefer convoque les poètes.

A suivre, si vous en avez la patience, dans les méandres d’autres commentaires.

 

 

2- Mise en scène et mise au tombeau

 

Dans la première partie j’indiquai qu’aucun mouvement artistique ne peut être rapproché du travail de Kiefer y compris ces mouvements d’Europe du Nord dont on trouve les racines dans les horreurs de la Première Guerre Mondiale, entre abstraction post-guerre et expressionnisme allemand, puis après la Seconde Guerre Mondiale, les Cobra qui se sont attachés à montrer l’horreur et l’absurdité du monde en le caricaturant, en le déchirant ou en le dénaturant, dénonçant ses crimes et criant ses trahisons vis-à-vis de l’histoire, de la culture et des valeurs universelles.

 

Et même avec ses contemporains, peintres allemands de l’horreur et du devoir de vivre en tant qu’enfants de criminels dans un monde de crimes, de destruction et de déni d’humanité, Kiefer n’a pas autant de rapports qu’on voudrait l’imaginer ou qu’on le penserait naturel. Si Baselitz, Lûppertz, Penk et tant d’autres artistes allemands de l’après-guerre traduisent le rejet d’un monde qui a trahi, et le rejettent en bloc, s’ils utilisent les oripeaux dont s’est paré ce monde et les répètent ad nauseam (voir les casques allemands chez Lüpertz) comme s’il s’agissait de rythmer un discours de dénonciation, si les « femmes de Dresde » sont la pure représentation de la souffrance et de l’horreur, il est frappant de relever que, dans toute la peinture de  Kiefer, ne sont représentées aucun rejet d’un monde abject, aucune dénonciation, aucune image de l’horreur, de la souffrance ou de l’humiliation.

 

Découvrant les sculptures de Lüpertz, ses « Mozart », ridicules, efféminés, transformés en « puppets » ou fantoches ou en princes d’opérette, j’ai pensé que c’était une magnifique dénonciation de l’ambiguïté de la culture allemande capable de produire une révolution du beau en musique et, quelques temps après, de laisser tout un peuple se vautrer dans l’ignominieux et l’horrible. 

 

Rien de cela chez Kiefer qui n’exprime aucune tentation de faire « du passé table rase ». Au contraire, il le convoque sans cesse.

 

Evidemment, on verra des ruines ! Pour le coup, ne pas en voir dans l’Allemagne démolie de l’après Seconde Guerre Mondiale n’aurait été qu’une forme de déni. Mais ces ruines ne seront pas des restes de bâtiments détruits, ce ne seront pas les traces d’une civilisation dévastée. Les ruines de Kiefer sont des bâtiments désertés, vidés du sens qu’on avait voulu y mettre, évidées même de ce sens « vide de sens » qu’une société, un pouvoir, une culture tous ensemble ont voulu mettre en scène.

 

Dénonciation ? Les bâtiments vides qui n’ont finalement contenu que du vide ne sont pas ni laids, ni atroces, ni caricaturaux. Au contraire, ils sont empreints d’une sorte de noblesse : celle attachée aux vieux temples et aux palais anciens abandonnés faute d’avoir su retenir un sens, celui dont ils étaient la mise en valeur et la mise en scène, celui dont on leur avait confié la garde. Entre les péristyles des « Espaces au nom du poète inconnu » et les restes du grand temple d’Héra en Sicile, les points communs sont plus nombreux qu’il aurait pu y en avoir entre ces mêmes espaces et les ruines du Reichstag ou ceux de la Frauenkirche de Dresde après les bombardements alliés.

 

Le monde de Kiefer n’est pas celui d’une errance désolée au milieu de villes réduites à l’état de gravats, ni celui d’un crâne décervelé, ni de la description apocalyptique de fosses communes et de charniers réduits à la chaux. Les massacres ne sont pas représentés mais la mort n’est pas oubliée.

 

S’il n’y a pas chez Kiefer représentation du refus désespéré ou épouvanté d’un monde inacceptable, y-a-t-il représentation de son acceptation ? L’absence de dénonciation est-elle refus d’une dénonciation ? Et si on veut aller au pire, doit-on voir, faute d’une dénonciation massive, une apologie en creux de ce qui n’aurait jamais dû être ?

 

Il faut aller un peu plus loin dans la façon de regarder l’œuvre de Kiefer et arriver à penser que son travail jouxte, longe voire parfois se confond avec les confins de l’art kitsch, l’art du trop, l’art où rien n’est remis en question, où les grandes questions semblent attendre tranquillement qu’on vienne les chercher. Et même, un art où les grandes questions ont reçu leurs réponses. Les grandes machines de Kiefer seraient l’exposé des grandes solutions apportées aux Grandes questions, accompagnées de grandes citations. Les grands arbres et les grands mots seraient autant de postures.

 

Kitsch comme tout ce qui est montre, démonstration, bavardage, comme ces fameuses peintures romantiques allemandes, pleines de héros juchés en haut de quelques sommets alpins, le poing sur la hanche et le regard plongé tout en bas dans la vallée où s’affaire de petits personnages noirs et ridicules. Qu’est-ce en vérité que le Kitsch si ce n’est une accumulation de signes, détails, images, sonorités, connus, reconnus, évidents, qu’on contemple dans les désordres quoiqu’il en soit de l’œuvre et de sa construction, dans lesquels on se retrouve, comme lorsqu’on revient dans son salon, sa cabane au bord des prés, ou dans les vieux bouquins qui trainent leurs histoires d’amours déçus et de princesses aux pieds nus.

 

Est-il Kitsch à cette aune-là, Kiefer, artiste total et peut-être totalitaire. Pourquoi pas ! ou plutôt pourquoi pas un sur-kitsch ? Une accumulation d’évidences pour écraser l’évidence, une accumulation de citations pour détourner leur sens, et aussi, accumulation de matières en tous genres, pour arracher les regarder à leur sort matériel ?

 

Kitsch ou tellurique ? Il est évident que la peinture de Kiefer est à cet art ce que le travail du paysan est aux champs qui l’entourent et qu’il retourne : charrue en main, le paysan n’est-il pas sculpteur en paysage? Kiefer retourne comme le soc de la charrue des accumulations de matériaux et fabrique une peinture lourde de matière en toutes espèces. Matières ? Lourdeurs ? Alors, il la leste d’écrits, textes sans références ou d’écritures, au sens presque biblique du mot, sur fond pictural, explications pesantes sur le sens le moins léger des œuvres et en même temps œuvres totales qui convoquent tous les arts, hormis celui de la voix, de la musique et des hurlements, des ordres aboyés, des chansons romantiques et des hurlements de détresse.

 

A le considérer de près, de loin, de côté, l’art de Kiefer renvoie à celui des simples, des brutes, il en appelle aux artistes primaires, primitifs, brutalistes, brutaux : à des artistes comme Dubuffet et à ses recherches sur la matière, sur l’émergence spontanée de l’art venant des tréfonds de la bête humaine, arraché aux profondeurs géologiques, exhumé des fractures du sol, volé aux tombes réduites en boue ou en poussière. La matière semble dicter ses lois à bon nombre d’œuvres dont la construction renvoie aux texturologie du théoricien de l’art brut. Mais aussi, ce goût de la matière, renvoie à … Van Gogh, on s’en expliquera plus longuement dans la « nature des choses », et à sa pâte si lourde.

 

Mais la réalité de sa peinture est bien loin de l’univers des « simples ». L’art selon Kiefer est à l’opposé même, au-delà des fausses parentés, des idées de Dubuffet!

 

 

3- Total si près de totalitaire

 

On dit que l’approche moderne de la peinture est née de la rencontre entre les grands peintres européens exilés aux Etats-Unis pour fuir la guerre et le gigantisme propre à la société américaine. L’esprit des grands espaces, le gigantisme des constructions, la taille des entreprises, l’importance des grandes fortunes, allaient pousser l’art moderne hors de la contemplation élitiste des formats de taille modeste, « Européenne », voire des petits formats. Aux Etats-Unis, l’art a pu voir grand et les artistes, peintres en particulier purent couvrir de peinture des surfaces autrefois réservées à la fresque.

 

Le message est passé de l’autre côté de l’Atlantique, le grand format, le format gigantesque sont devenus incontournables. Le regardeur qui jusqu’ici (sauf lorsque confronté au David de Michel Ange) se penchait sur l’œuvre pour bien la lire, doit au contraire reculer pour la saisir dans son ensemble. L’œuvre qui se soumettait au regard critique ou d’adoration, s’impose maintenant et repousse le regardeur, le contraignant à lever les yeux comme autrefois l’orant, face au Christ suspendu au-dessus du chœur.

Les œuvres devenues grandes sont devenues, et des mondes, et des portails qui s’ouvrent sur ces mondes. 

 

Et c’est là aussi que l’œuvre de Kiefer est passionnante. Tout y est devenu gigantesque. Les toiles 4/4, ou 7/7 sont de l’ordre de la banalité. La passion de Kiefer pour les livres a trouvé dans le gigantesque, dans l’excès, finalement dans le Kitsch, toute sa dimension, livres de deux cents kilos, livre non-manipulables, livres qu’on ne pourra jamais feuilleter ni lire qui sont plus grands que les bibles colossales qu’on posait sur des lutrins, plus grands que ces livres en vélin portant partition pour grand orgue.

 

Il faut aller encore plus loin : les ateliers de Kiefer sont autant d’œuvres d’art que l’artiste a bâti en tant que tel. Couvrant des milliers de m2, joignant par des tunnels des espaces de création particulier, des lieux de stockage et de travail, ils sont les lieux de naissance des œuvres autant qu’œuvres eux-mêmes, les lieux où des matériaux vont émerger les œuvres autant que les lieux où se montre la matière en tant qu’œuvre. Il y aurait de l’Art Natif, comme il en est de l’Or. Quand on connait la passion de Kiefer pour le plomb, on ne peut que s’interroger. Chimie philosophale ou alchimie ? Ou bien, dans ces lieux mêmes, comme dans les œuvres qui en émergent, ne peut-on lire la métaphore de l’artiste, empli de l’œuvre qu’il libère de ses entrailles pour livrer ce qui est à advenir.

 

Livres gigantesques, toiles monstrueuses, bâtiments colossaux, personnages surdimensionnés : pour qui sont-ils ? Pour quels regardeurs ? Ou bien ne sont-ils pas justement des mondes imaginaires offerts à la visite des regardeurs, les appelant de toute leur taille, de tout leur poids et tout leur mystère.

Car, c’est bien un sentiment de submersion qui finit par s’imposer ou un sentiment « d’un autre monde », « un monde de l’autre côté », dans lequel Kiefer veut nous entraîner. Pourquoi ? Pour voir quoi ? Pourquoi imposer à la vue, aux sens, aux sentiments des regardeurs des machines aussi énormes comme, dans les univers rococos les monstres en forme de grottes ou les grottes pareilles à des bouches monstrueuses qui attirent le passant et l’avalent. Kiefer s’est passionné pour la mystique juive, ses œuvres sont-elles des baleines et le regardeur un Jonas, qui disparaît dans un ailleurs monstrueux pour, recraché sur une grève, revenir transformé.  

 

La totalisation, le totalitaire de Kiefer s’exprime enfin dans l’intégration incessante des « éléments » de la culture allemande. On n’entre pas dans les mondes qu’ouvre Kiefer sans accepter d’emblée qu’ils sont aussi bien le produit de l’art de l’artiste que la résultante de la culture au sens le plus général, pas seulement la culture allemande, pas seulement la culture du passé, mais la culture du monde occidental présente dans les horreurs de la guerre comme dans les illusions de la paix.

 

 

4 L’Ordre du monde

 

Il est très rare que sur une période longue, une œuvre se ressemble autant à elle-même. Il est aussi surprenant que cette œuvre se refuse avec tant d’assurance et de persévérance aux styles, genres, modes et « ismes » en vigueur durant cette longue période. Et, si les commentaires qu’on peut lire sur les « vignettes » qui accompagnent le parcours des regardeurs de l’Exposition renvoient presque systématiquement aux « grands artistes allemands », il est bien rare d’y lire combien le travail de Kiefer est original.

 

Etre à ce point hors du monde de l’art en mouvement, hors des abstraits en tous genres, des hyperréalistes d’un moment, des wharoliens d’un autre, ne peut qu’étonner. Cela dit à quel point Kiefer ne veut pas l’effacement du monde, ni sa vaporisation, en scénettes sur-reproductibles, en multiples, ni en accumulation de peintures, de pots de peintures, de n’importe quoi en peinture. Il est hors d’un monde de l’art qui joue avec le monde, parce qu’il veut que ce monde, notre monde, celui que nous avons fait et voulu ne soit ni dissipé, vaporisé, démonté ou défait. Ce monde est là, particulièrement ce monde allemand. Il n’a pas disparu comme par enchantement, ce monde de la guerre de la destruction, du massacre. Ce monde-là que nous avons voulu et bâti, même si les ouvriers acharnés à son dévoilement étaient essentiellement Allemands, est notre monde, de toute histoire et de toute éternité et il parle de nous, qui l’avons fait, voulu pour y vivre, y tuer et mourir.

 

Kiefer parle et montre ce monde. Il le reproduit tel qu’il a été conçu et tel que les hommes l’ont voulu, en respectant des lois, des règles, des contraintes, à commencer par celles qui concernent la perspective. Si on voulait résumer les modes de construction que Kiefer met en œuvre, on pourrait s’en tenir à trois modes essentiels : les barres verticales, les lignes en perspectives et, résultantes des deux premières, les boîtes. On aurait épuisé 75% de la mise en ordre de l’œuvre. N’en tirons pas qu’il y aurait une maniaquerie totalisante, une facilité  qui serait venue commodément sous la main de l’artiste ; pour autant,  ce n’est pas le fait du hasard. Les modes en question portent le sens de l’œuvre et le sens individuel des tableaux.

 

Le mode de construction « roi » c’est la perspective. Elle est un mode de construction du monde car, la perspective est la plus non-naturelle façon de penser et de représenter le monde de la nature. Elle est la plus volontaire, pliant le monde à une pensée : celle qui lui a fait quitter le ciel et lui a assigné de demeurer à dimension humaine. Elle contraint des lignes parallèles à se rejoindre non pas à l’infini comme une certaine géométrie l’annonce mais dans notre univers à nous, dans la finitude de notre regard, dans notre temps, limité et incertain, quand bien même la jonction finale de ces lignes ne se réaliserait qu’à la distance imaginaire d’une ligne imaginaire, celle de l’horizon. Ces perspectives donnent à la représentation tout à la fois l’indication que le monde est ordonné mais surtout qu’il est ordonné comme nous le voulons. La perspective dans le travail de Kiefer qui conduit le regard des regardeurs le perd dans le même temps. Les sillons dans les grandes plaines portent cette indication que la nature, ici, n’est pas laissée à elle-même, comme il le semble dans les forêts. Les sillons indiquent aussi un chemin, celui physique des corps qui se meuvent, celui spirituel des esprits et des âmes.

 

La perspective est non seulement un mode de construction du monde, mais aussi une représentation de ses fins. Dans l’univers de Kiefer, la pure perspective est celle qui aboutit à la porte d’Auschwitz surmontée du slogan : « Arbeit macht frei ». Les sillons sont les pendants et l’inverse des rails de chemin de fer qui transportaient leurs cargaisons d’humains vers un sort inhumain. Les rails comme les sillons devraient se rejoindre à l’infini. Les sillons lourds et épais font-ils semblants de conduire la pensée vers un lointain sans obstacle, indéfini ? Faut-il oublier le lointain, l’horizon, où contre toute géométrie ils se croiseront et ne penser qu’aux semences (mais il n’y a pas de semeur au milieu de ces sillons), qu’à la vie, au blé, aux céréales, à toutes les racines dont on peut se nourrir ? Quelques tableaux, rares, montrent en effet les blés avant qu’ils aient été fauchés, mais alors les perspectives ont disparu !

 

Les sillons annoncent la clôture du monde telle que nous l’avons choisi, les rails, annoncent qu’à cette clôture, à ce monde fermé, au ciel bas et à la terre lourde se joint la certitude que la mort est proche. Ils s’arrêtent à vue d’œil et, au-delà des rails, dans les bâtiments de la mort.

 

L’ordre des perspectives trouve une application particulière dans les grands monuments que sont les palais à colonnades dans le style des années 30 et 40 du siècle dernier. Tombes vues de l’intérieur ? Boîtes ou cages, les colonnes faisant office de barreaux. Les commentaires posés au côté des tableaux nous disent, que ces boîtes renvoient aux intentions totalitaires des architectes de l’ère nazie, qu’ils parlent de ce retour à l’antique, fantasme de la folie politique.

 

Les colonnades d’un ordre sévère qui rythment la présence du pouvoir, ne délimitent-elles pas les parois d’une boîte, d’une cage dont elles seraient les barreaux et dont la perfection de boîte serait posée par le moyen des effets de perspectives. Aux champs en deux dimensions définis par les sillons, ou aux espaces couturés de rails, les boîtes viennent ajouter une dimension et donner à la perspective un autre registre d’expression.

 

Ces monuments conçus pour le « peintre inconnu » sont, ouvert vers le ciel, l’enclos où on parque les pensées. La déclinaison des boîtes ouvertes ou fermées qui se retrouve dans l’Antre du Peintre renvoie vers des boîtes mentales ou crânes symboliques dans lesquels se combattent ses rêves et ses souvenirs, ses pères spirituels et ses contemporains politiques. Quelles différences entre ces boîtes et les grands espaces gravés de sillons ? Aucune, si ce n’est que de tous côtés des colonnes pareilles aux arbres de la forêt viennent borner le regard, opposant à l’imaginaire de la ligne d’horizon et du point de rencontre des perspectives la réalité d’un univers que, par nos œuvres, nous avons voulu clos, obtus, fermé.

Et parfois cet ordre-là, trouve à s’appliquer sous la forme de pyramide, perspectives aériennes, dont le point de jonction serait à trouver vers le ciel.

 

Enfin l’ordre des forêts : Les forêts de Kiefer ne sont pas des enchevêtrements de lianes, broussailles, arbustes, fleurs et fougères, visions un peu méditerranéenne, où le désordre l’emporte, qui disent trop de choses en trop de mots, qui parlent plus aux sens qu’à la raison. Ses forêts sont de purs alignements simples de fûts droits et impeccables. On a indiqué la « parenté d’idées » avec les temples égyptiens dont l’espace intérieur était rempli de colonnes comme il en serait d’une forêt. « Mann im Wald », dit bien cette conception de la forêt qu’on peut penser comme une Cathédrale absolue dont la voûte n’est autre qu’un ciel qu’on ne voit pas, comme un lieu d’enfermement et aussi comme l’orée d’une clairière. Cet ordre des forêts se répète dans l’alignement des tournesols noirs ou dans les barreaux de paille de « Margarethe ».  

Ordre des forêts, ordre des champs, ordre des perspectives et des constructions en boîtes. L’œuvre de Kiefer montre que la création est tout sauf hasardeuse.

 

 

5 La nature des choses

 

Difficile d’imaginer Kiefer devant un chevalet… mieux vaut penser à un élevator. La fabrication de l’art, chez lui, relève des techniques du bâtiment plus encore que de la technique picturale même lorsque cette dernière, entre les mains de génies comme Bacon, Dubuffet ou Pollock, se déploie dans des univers qui ressemblent davantage à des décharges sous verrière qu’à des lieux idéalisés de création (le romantisme de l’Atelier et de ses verrières à hauteur de voûte gothique).

 

Mais aussi, comment faire quand l’auteur est plus souvent un modeleur qu’un peintre, quand le peintre qu’il est en vient à sculpter une matière picturale comme un sculpteur travaillerait l’argile naturelle ou artificielle, quand le modeleur de volumes sur toiles se veut aussi architecte et bâtit des univers, des pyramides tronquées ou d’immenses bâtiments dont les vides intérieurs sont scandés par des colonnes doriques.

 

Difficile d’imaginer Kiefer dans l’intimité d’un lieu de création propice à la rêverie et à la méditation. C’est d’autant plus difficile que les photos de ses ateliers montrent de véritables bâtiments ou enchaînements de bâtiments, creusés ou érigés, capables de contenir, exhausser, maintenir droit, relever ou suspendre des œuvres à taille de fresques, des formes qui se détachent du plan de la toile et se montrent incrustées dans l’œuvre au droit même de ce plan.

 

Pensez-vous pouvoir lire paisiblement des livres en plomb de plus de 200 kilos, ou déchiffrer des grimoires épais comme des tuyauteries d’air conditionné, en bois calciné ou en étain ? Curieusement, les œuvres les moins considérables, exposées au Musée Pompidou, des assemblages de matériaux en tous genres, des machines désossées et réassemblées, des combinaisons de matériaux sont celles qui paraissent à taille humaine. Et à ce titre, elles sont protégées dans des boîtes de plastique ou de verre transparent, trop fragiles pour être laissées à portée des mains des regardeurs. (Mais elles ne sont pas protégées contre les commentaires imbéciles, dont celui que j’entendis, dégringolant de la bouche d’un conférencier, qui expliquait que tout ceci renvoyait aux « célibataires même » de Duchamp !!!).

 

La peinture de Kiefer ? Est-elle seulement faite de peinture ? Si non, pourquoi continuer à l’affubler de ce nom ? Peut-être parce qu’il est tout aussi difficile de la nommer sculpture ? Surtout pas « collage », qui renvoie à de l’intime, à du « fait main », aux découpages délicats et aux constructions fragiles ! Alors de quoi parle-t-on ? Il est vrai que sur ce chemin-là, se trouvent d’autres artistes. On pense à Dubuffet évidemment dont certaines peintures renvoient davantage à l’art du carreleur et à celui de l’étancheur de bitume. Il y a aussi du plâtrier chez ces hommes-là et du technicien de surface et du chiffonnier.

 

Peinture est donc un mot un peu étrange tant les matières employées par Kiefer sont hétérogènes, ressortant des domaines minéraux, végétaux, chimiques. Il est vrai pourtant qu’une part essentielle de son œuvre s’inscrit dans les grands a-plats caractéristique de la peinture, même lorsqu’elle a quitté le chevalet et qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec les travaux de hauts et bas-reliefs des sculpteurs de toutes les époques.

 

Peinture donc, à défaut d’autre terme ! Très vite le travail de Kiefer va renoncer à l’emploi de la peinture au sens classique du terme pour aller vers la manipulation de matériaux végétaux ou minéraux. La paille semble avoir eu sa préférence et demeure un moyen de figuration et d’expression particulier. Est-ce par référence au pisé ou au torchis mélange de terre et de paille dont on faisait des maisons, des temples et des palais. Des œuvres entières sont élaborées à partir de ce matériau ou en l’impliquant massivement. De même que la paille est employée pour elle-même en tant que telle sans transformation de même le plomb est un matériau récurrent, emblématique de l’œuvre de Kiefer. On connait l’anecdote devenue célèbre de Kiefer achetant les restes de la couverture en plomb de la cathédrale de Cologne. Étrange combinaison où l’élément le plus léger, le moins durable, jointoie le plus lourd, capable d’éternité.

 

Cette opposition entre des matériaux contraires se retrouve sous d’autres matières dont l’emploi est moins systématique, sables et porcelaines, photos et acrylique. Schellack et huile. Ces matériaux qu’ils soient d’un usage presque permanent ou au contraire anecdotique viennent se joindre aux morceaux de bois, aux graines de tournesol, aux objets arrachés à leurs machines, aux hélices en plomb, aux fougères collés sur des instruments en fer-blanc.

 

La représentation des choses, du monde, du temps, des lieux et des bâtiments ne passe pas par des lignes imaginaires. Toute peinture est une distorsion du vrai et du réel et porte au « regardeur » des indications, des signes, des mots et des phrases ordonnancés autour d’une grammaire. L’aplat pur de la peinture est déguisé par les « découvertes » intellectuelles, raisonnables qui renvoie le regardeur à la géométrie comme moyen d’intellection du monde. Ou bien, les couleurs sont convoquées et investies de sens qui permettent au regardeur de connaître ce qu’il voit, de comprendre les hiérarchies et les situations. Ou bien c’est l’esprit qu’on voudra insuffler par le moyen de l’œuvre, alors à l’inverse de deux précédents, la rigidité des corps, des visages et des vêtements s’imposera sur la vie, le temps et les projets humains, trop humains.

 

Les matériaux qu’emploient Kiefer renvoie ces distorsions dans les salles de musée ou dans les écoles où on apprend à bien faire. Ils font ressortir le thème représenté comme s’il appartenait à notre temps, celui du regardeur, celui qui est en face de l’œuvre à ce moment précis où il regarde, que ce regard ait eu lieu 20 ans avant celui d’un regardeur plus tardif. Kiefer ne représente pas. Il introduit le regardeur dans un monde qu’il ne voyait pas, qu’il ne ressentait pas, qu’il avait occulté aussi, un monde qu’il n’aurait pas aimé vivre et qu’il a cependant construit de ses propres mains, avec de la paille, avec du plomb et des graines de tournesol et du schellack. C’est pourquoi on a dit plus haut qu’on ne peut pas regarder les œuvres de Kiefer très longtemps. Passe le temps et le regardeur ne regarde plus, il vit l’œuvre construite avec les matériaux qui servent à construire, réellement ou métaphoriquement. C’est en ce sens qu’il n’y a jamais représentation, ni même présentation : on devrait dire que les œuvres de Kiefer relèvent de l’introduction par laquelle on vient dans le monde, par laquelle on quitte une apparence de monde pour retourner vers le vrai monde.

 

La nature des choses est composée circulatoirement. On la dira en un jeu de mots : Les choses de la nature livrent une nature des choses plus vraie, plus sensible, plus durable. Les grands tournesols noirs ne nous disent pas le malheur du monde, ils nous disent qu’il est dans la nature des tournesols de devenir noirs, une fois qu’ils ont été mûris par le soleil. C’est nous qui les investissons d’un génie maléfique ou simplement sinistre. En revanche, les champs dont les sillons, emplis de terre et de paille, convergent vers une ligne imaginaire, les rails en fer ou en plomb qui eux aussi pour les mêmes raisons convergent vers une ligne qui n’a plus rien d’imaginaire puisqu’elle vient de nous, tous ces champs, ces voies ferrées sont plus réelles que dans la vie de tous les jours où tout est bâti sur l’oubli.

 

Le temps de la matière est immuable, le monde est présent sans cesse. Quand il se colore de fleurettes, il faut prendre garde que cette matière-là est loin d’être innocente. Le sombre coloré n’est souvent qu’un cri plus aigu.   

 

 

 

6 A jamais dans ma langue

 

On n’a pas évoqué, parmi les matériaux, les lettres, les mots, les phrases. Des poèmes aussi, les invocations qui nous dit-on, viennent d’une intimité recherchée avec le Talmud. Et ces discours en allemand, en français, ces discours qui ne courent pas toujours en dentelles dansant sur fond de terres lourdes, de ciels de tempête et de nuits sinistres. Discours qui prennent la place des formes et dont on se demande parfois, s’ils ne sont pas le sujet de l’œuvre. Dont on se dit aussi qu’ils en sont un objet, comme la paille, le plomb, comme les graines de tournesol et la colle et les photos. Kiefer fait-il de l’œuvre avec des mots, parce qu’il en faut bien ou bien ses mots sont-ils là pour nous expliquer de quoi réellement sont faites ses œuvres,

 

Y a-t-il des mots dans l’œuvre de Kiefer comme il y a une logorrhée chez Duchamp qui passe son temps à écrire des fiches pour expliquer des œuvres. Ou bien, les mots sont-ils là comme ils le sont chez Magritte, en marge, pour dénoncer les œuvres et leur prétention à opérer ? Faut-il les imaginer comme on le fait des œuvres japonaises ou chinoises, dont on se demande toujours si le dessin des mots n’est pas le dessin premier celui qui vient avant le dessin de la montagne, du sage ou du singe ?

 

Ce serait une erreur au fond de traiter les mots et les phrases et les textes de Kiefer comme ceux qu’on trouve ici et là dans les œuvres anciennes ou contemporaines. Les mots que posent Kiefer sont ceux qui ont permis de penser l’œuvre. Ils lui ont conféré sa légitimité et son ambiguïté. Des mots qui qualifient, qui nomment et qui citent. Ils battent le rappel de la pensée et lui intime de penser tout ce qu’il y a à penser, tout ce dont elle vient, tout ce qui l’a faite pensée. Pas simplement énonciation des œuvres (annonciation de la pensée) mais aussi dires de la poésie.

 

Il n’est pas indifférent que l’exposition s’achève par un véritable hymne à celle qui fut la première dans l’histoire à parler de l’Allemagne. On la moque trop souvent cette Française qui sut explorer une pensée en voie d’achèvement. De l’Allemagne. Comme autrefois on disait « de viris illustribus ». Au sujet de l’Allemagne. C’est-à-dire d’un pays qui n’existe pas. Au sujet d’une pensée, d’une langue, d’une idée de l’homme qui ressortent plus du poète, du philosophe ou du romancier que de l’homme en société, en armure ou en histoire.

 

Ce qu’avait pressenti Madame de Staël, n’était-ce pas qu’il y avait au-dessus des Allemagnes un sur-univers, métaphysique, qui est celui par excellence de l’ordre de l’art et, par-dessus-tout, de la langue. Pas d’Allemagne sans Allemand. Pas d’Allemand sans cette langue inventée par un religieux dogmatique. Pas d’Allemands sans allemand, annonçait Madame de Staël. Pas de peinture sans mots et pour détourner une citation, pas de mort sans mot, sans pensée pour bâtir les mots. Toute œuvre est pensée. Et si les mots semblent trop faibles, on leur fera dessiner des images. Mais dans tous les cas, la langue sera là, entre les mains des conteurs, entre celles de ceux qui dérivent ou détournent les contes.   

 

Les mots n’existent pas pour eux-mêmes. Ils ne viennent pas comme ça, par hasard après une sorte de vol plané ou de maturation ex-nihilo. Ils ne peuvent pas prétendre au statut mystérieux du plomb, or immature, en devenir. Ils ne sont pas le produit d’un dieu qu’on fait beaucoup parler ou pour lequel on parle beaucoup. Ils sont ceux par qui l’Allemagne est arrivé comme on pourrait dire « par qui le malheur arrive ».

 

Et c’est l’aspect le plus considérable dans la pensée de Kiefer telle qu’il la matérialise en œuvres de toutes sortes, de toutes tailles et de toutes formes. La langue est à la racine de cette pensée et en tant que telle, recèle tous les passés et postule pour les avenirs possibles. Kiefer use de cette représentation de la langue aussi par le moyen de la représentation des locuteurs. La langue ne choisit pas qui la dit. Mais, une fois qu’elle est dite, elle prend le locuteur à son piège et capte les auditeurs, elle s’impose à tous. Or la langue allemande est là, aujourd’hui alors qu’elle ne devrait pas si on était logique. L’allemand est toujours parlé et la peste est toujours rampante. C’est ainsi, la langue allemande, on ne l’a pas assez lue dans l’œuvre de Madame de Staël, n’est pas réductible à une volonté politique : cette langue, en vérité, est la réalité de l’Allemagne. Elle est ce qui exprime et explique l’ancrage de l’œuvre de Kiefer.

 

La langue s’est-elle perdue ? Pétrifiée en livres. Enfermée dans des prisons de pages, trop lourde pour être dite, consumée dans des métaux lourds et maléfiques. Faut-il voir dans les bibliothèques de Kiefer l’antithèse des grandes bibliothèques libératrices ? Au contraire, il faut prendre ces livres monstrueux ou magnifiques, vivants et réduits en cendres, illisibles ou réduits à une page, comme la démonstration de la présence tellurique des mots, présents à l’homme, sa terre d’où il a germé. Les livres ne peuvent pas être des boîtes de conserves à mots, à phrases. Quand ils sont si gigantesques qu’on ne peut ni les mouvoir, ni les lire c’est que la langue, d’où vient tout ce que nous sommes est menacée. Elle, essentielle, ne peut pas être tenue en laisse ou en boîte.

 

Autant, les œuvres des artistes contemporains allemands sont des œuvres de ruptures et de dénonciation autant l’œuvre de Kiefer est une œuvre de reconnaissance et de réinstauration. La langue, mieux que la paille, la perspective, la terre et le plomb, dit que l’œuvre est dans le monde parce qu’elle convoque tous les parleurs. Il est frappant que, dans certains tableaux de Kiefer, apparaissent comme co-penseurs de l’Allemagne, des représentants de l’idéologie nazie. Des penseurs en mots et en livres.  Des fabricants d’âmes et d’esprits. On aimerait (désirait, invoquerait) y voir un moyen de pulvériser la dimension allemande de la pensée. On en tirerait la conséquence logique d’une négation de l’action allemande ? Il faudrait croire que le salut nazi du jeune Kiefer, installé dans le manteau de soldat allemand de son père, est une déclaration de guerre à un passé méprisable et condamnable « qu’il faut dénoncer, pour mieux l’exécuter » ?

 

La puissance de l’œuvre de Kiefer n’est pas dans une sorte de mise à mort symbolique des mauvaises voies prises par la pensée allemande. Elle va beaucoup plus loin, invoquant la langue, invoquant les racines essentielles de la pensée et refusant de la compartimenter entre bonne et mauvaise pensée. C’est en ce sens aussi qu’on a dit que l’œuvre de Kiefer est totale et totalitaire. Ce autour de quoi elle se construit ne peut être le matériau ni d’une dénonciation, ni a fortiori d’une apologie. Elle est totale parce que le temps n’en est pas une composante dans son format simple de l’avant et de l’après, du passé qui doit être absolument révolu, et d’un avenir qui sera nécessairement nouveau, neuf, nettoyé, propre.

 

Autant la souffrance, la destruction, l’horreur de la destruction et de la souffrance constituent une véritable matière première pour de très nombreux artistes de l’après-guerre, comme il en avait été à la fin de la première guerre mondiale, autant, Kiefer, laisse sur le bas-côté de l’histoire et de l’art, ces manifestations émotionnelles et se reporte sur l’inévitable, l’absence du curseur, le présent qui permet une séparation stricte entre le passé et l’avenir. Le gigantisme des œuvres renvoie à cette « englobement » de l’Homme. La pensée ne commence pas, ne continue pas, ne se dirige pas. Elle est au-delà des temps passés, présents et futurs qui ne sont que des constructions aussi artificielles que la perspective.

 

Ce que construit Kieffer est tout autant ce qui a été construit que ce qui est en train de se construire. L’émotionnel est éphémère. On ne souffre pas de l’horreur sans discontinuer. Le malheur se fatigue un jour et lasse le suivant.

 

C’est pourquoi, on peut parler d’une renaissance ou d’une reconnaissance : l’œuvre de Kiefer n’est pas celle d’un oubli ni d’un déni. Au contraire, elle nous fait revenir dans le monde, c’est-à-dire quitter ce que nous pensions être un monde, qui aurait rompu avec un passé auquel il est préférable de ne pas penser. Elle nous appelle à revenir dans la langue et à nous plonger dans sa matière. Les grands mythes allemands, les grands hommes de l’Allemagne, les grandes perspectives qui s’en vont vers des horizons trop proches, sont les mêmes : ceux par qui nous pensons, ceux que nous pensons malgré nos refus et nos dénis.

 

L’œuvre de Kiefer place l’homme au cœur de son problème et de ce qu’il en a fait. La présence des mots, la présence des livres, les apparitions des hommes qui ont dit les mots et écrit les livres installent son œuvre dans une continuité, celle d’une Allemagne qui n’est pas devenue ce qu’elle a été et ce qu’elle est par hasard. L’œuvre ne dénonce pas. Elle énonce, s’inscrit dans un temps substantiel, l’enracine et se propose comme support de la pensée. Penser quoi ? L’Homme.

 

 

 

  

 

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