Mario Giacomelli à Gènes


 

 

 

 

La chance sourit aux voyageurs ? A Gènes, trois expositions, dont deux passionnantes, toutes dans le Palais ducal, fantastique espace, exceptionnel univers de salles gigantesques où loger dix expositions en même temps.


Parmi les trois : Yves Klein, le judo et le corps, et surtout, une rétrospective d’une qualité rare sur Mario Giacommelli.

 

J’avais, dans le cadre de Paris-photo quand cette exposition avait choisi l’Italie pour invité d’honneur, déjà eu l’occasion de reconnaître et d’apprécier le talent du photographe italien. Il ne s’agissait que de quelques photos. Toutes frappantes. Argentiques, quand ce mot coïncide avec authentique. Noir et blanc. Où alternent les dégradés subtils avec les contrastes les plus violents. La thématique « cléricale » qu’on retrouve chez les artistes italiens, qu’il s’agisse d’exalter ou de démolir, était très représentée.

Ce jour de 15 août, le Palais Ducal est ouvert. Jour finissant : une chaude après-midi vient à peine de s’écouler. Belle manière d’oublier le temps magnifique, le ciel bleu, les murs qui se couvrent d’or et de cuivre purs et la chaleur qu’un vent venu de je ne sais où rend douce et amicale. L’exposition se tient dans les sous-sols monumentaux du Palais. Une grande salle, puis, il faut les découvrir, des salles annexes. Sur les murs des dizaines de photos. Des centaines peut-être.


Regroupées selon une dizaine de thèmes, les photos racontent la nature, les villageois. Il y a aussi l’inspiration surréaliste et les photos que Giacomelli fit dans un hospice de vieillard, les photos « programmatiques » où le photographe travaille les double, les triples perspectives, les photos où la nature est réduite à sa plus simple expression, griffures des charrues, traces parallèles des plants de vignes.

Au-delà de la « classification » que les organisateurs de l’exposition ont proposée, je veux dire ma propre compréhension de cet art et parler de Giacomelli, à partir de ces points de vue qui me paraissent appropriés pour rendre compte de son art et de son génie.

 

En premier lieu, il faut parler de technique. Qu’on se rassure, je ne vais pas me lancer dans les distances focales, les ouvertures de diaphragmes et autres finesses photographiques. C’est de Noir et Blanc que je veux parler. C’est aussi de mise en page, de retraitement des planches contacts, du travail de celui qui a vu, sur ce qu’il a vu pour le rendre encore plus lisible et restituer aux regardeurs ce qu’il a voulu voir. Compliqué ? Pas tant que cela, lorsqu’il s’agit de comprendre la démarche d’un artiste. Résumons sur ce point : un artiste, un créateur, fait partie de l’infime cohorte de ceux qui font émerger le monde à force de le questionner. Qui le créent au sens où, montrant ce qui n’a pas encore été vu, ce qu’ils donnent à voir parait venir d’eux-mêmes. Je les oppose aux fabricants d’art. Ceux-là, répètent la « vision » des premiers, ils l’ont comprise et se l’étant appropriée, la faisant leur, la répètent, sous toutes formes, espèces, matières, techniques …

Giacomelli est de la trempe des créateurs, ceux, qui photographiant, donnent le faux sentiment qu’ils ont capté les images que le monde propose et qu’il déploie quand, dans la réalité, ils font découvrir de nouvelles façons de voir, de nouvelles images, un autre monde. Pourquoi, ici parler de technique ? Giacomelli, ne fait pas simplement des photographies en noir et blanc et argentiques. Il traite ses noirs et ses blancs de sorte que ne demeurent que ce qu’il a vu d’essentiel. Faut-il totalement débarrasser son tirage de tous les détails, les menus accidents, les objets qui ne sont que superflus pour l’idée qu’il veut rendre sensible, l’image qui l’a impressionné au milieu de toutes les images possibles ou que le regard d’un moment, d’un paysage, d’une scène rendait possible, alors, Giacomelli, retirera les gris intermédiaires, qui donnaient l’image d’une route ou des ses pavés ; il magnifiera les blancs à ce point que leur lumière tuera tout ce qui n’est pas franchement délibérément noir. La plus belle démonstration de cette façon de reconstruire le regard : les séminaristes qui jouent et dansent. A la fois mise en scène d’une ironie féroce et mise en lumière de l’opposition entre bien et mal, gaieté et morale. Les scènes sont à ce point blanches, les soutanes sont à ce point noires que c’est de neige qu’il faudrait parler, d’un paysage d’hiver et de batailles de boules de neige, de danses où serait invité le bonhomme hiver ! Or, cet exemple, on peut le démultiplier. Les collines ont des Marches, mais on aurait pu dire d’Ombrie ou de Toscane, noircies au point de ne laisser de lumineux que les géométries des plans de vignes ou les sillons gravés sur leurs flancs. Noir et blanc sont ici ordonnés pour que la terre retourne à la matière dont elle est faite. En revanche, faut-il raconter des histoires, tristes, sinistres ou gaies ? Giacomelli, retrouve toutes les finesses d’une impeccable définition optique : les photos qu’il prend dans les hospices sont à la limite du Documentaire. Si ce n’est qu’il donne à voir des scènes, qu’un documentaire social, à l’époque où il prend ses photos, aurait eu tendance à éviter. La technique ici est au service de la démonstration. Montrer la déchéance, la souffrance, l’isolement, la mort qui rôde et frappe dans le dos, de pauvres corps déjà mille fois brisés. Ici, les détails ne sont pas superflus. Ils sont les éléments incontournables de la dégradation. Il faudrait aussi parler des pures abstractions bâties sur des photos aériennes. Cette fois-ci, ce ne sont pas tant les gradations de noir et de blanc qui importent que le  désir de Giacommelli d’utiliser tous les moyens pour montrer la terre, les champs, les collines, les ratures et les cicatrices laissées par l’homme, le palimpseste naturel.

 

Giacomelli, est monté en avion pour voir la terre de haut, pour voir quelle terre on voit de haut. Terre des hommes, terre mère riche et chaleureuse, terre des rochers, du sillon tracé ou des voies qui tissent un réseau improbable et changeant. C’est un deuxième point de vue. La maitrise impeccable de la technique, des moyens, aériens, aéronautiques ou terre à terre, est là au service de l’abolition du temps. La matière est rendue à son éternité. Mais aussi, les êtres, les hommes, les enfants, dont il fait non pas des statues mais les habitants de perspectives complexes. Découvrant certaines photos, j’ai pensé à la texturologie et au travail de Dubuffet, à cette force qu’il restitue à la terre, physiquement, matériellement, en inventant de nouvelles façons de broyer la matière picturale, de la mêler à du sable, de la colle, de la sciure, pour que la vraie terre, la terre qui nous porte, qu’on coupe en sillons, qu’on creuse en galeries soit rendue à notre sensibilité. Giacomelli, ne dispose pour cette même ambition que la surface parfaitement plane de la plaque photographique. A partir des ombres, il joue sur la lumière, ou, saturant de lumière, interdit aux ombres toute expression sentimentale. Le temps, disparait alors, ne reste que la matière. Ne demeurent que des êtres immobiles, plantés sur un parvis d’église, à la croisée de trois rues, et d’autres traversant un espace innommé, en transparence, émergeant sur le plan de la photo, sans autre consistance que leur trace argentique, vaporeuse, fugitive.

 

Giacomelli n’est pas un photographe conceptuel. Il donne à voir, y compris les concepts. Il donne à voir l’homme, dans ses moments de solitude, de souffrance et de désespoir. Mais aussi, l’homme au travail, dans les champs, les ateliers, les échoppes artisanales. Homme de l’Italie profonde, le photographe n’entend pas la réduire à des signes ou d’élégantes abstractions. La photographie permet de fidèles, d’amoureuses et de tendres restitutions. Les travaux des champs, les maisons des villages, les mariages sont autant d’occasion de faire dire à la nature et à la société tout ce qu’elles ont de bavardage, de menus potins et d’anecdotes rigolotes. Une photo est emblématique de cette gaieté du regard : pendant que passe les mariés, au sortir de l’église, des témoins, ou quelques invités, hommes engoncés dans des tenues de fêtes, costumes sombres, vestes qui couvrent de larges bedaines, sont là, à jouer à la pétanque. Il fait beau. La place est libre. Ils sont réunis entre compères, le temps d’un mariage : il faut bien en profiter.

 

Giacomelli est inventeur des choses et des êtres qui n’ont pas encore été vues est aussi ce regardeur amoureux des scènes de la vie de tous les jours. 

 

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