Marcel Duchamp: contre Duchamp 1

Avais-je un compte à régler avec Duchamp? Difficile d'imaginer autrement: on ne peut pas écrire un texte aussi long sans avoir quelque chose de difficile à purger. C'est un nettoyage d'automne. Il fallait passer la paille de fer sur toute une série d'exaspérations accumulées. C'est fait. Je n'y reviendrai plus. Voici donc ce travail cathartique. Livré en deux textes. Bonne lecture.

Contre Duchamp 1

Dans son « contre Sainte Beuve », Proust pose les principes de toute critique authentique : «… l’homme qui vit dans un même corps avec tout grand génie a peu de rapport avec lui … c’est lui que ses intimes connaissent, et qu’ainsi il est absurde de juger comme Sainte-Beuve le poète par l’homme ou par le dire de ses amis.  Quant à l’homme lui-même, il n’est qu’un homme, et peut parfaitement ignorer ce que veut le poète qui vit en lui. Et c’est peut-être mieux ainsi ».

Heidegger a dit plus brutalement la même chose: « La grande réussite supporte même que puissent être reniés personne et nom du poète ».

1 Peut-on prendre Duchamp et en parler ?

Je pose ces deux citations comme on disposerait des amulettes ou des gris-gris avant d’entamer une action, une pensée, avant surtout d’en faire la relation, de les porter aux yeux et aux oreilles des auditeurs, lecteurs et regardeurs. Je vais parler de Marcel Duchamp, or, dans le même moment, je pressens qu’on m’en refusera le droit. Chaque fois que je m’y suis essayé, j’ai rencontré incompréhension, hostilité, ricanement et ironie : « de quel droit… » ; « qui es-tu pour… ». J’ai encore dans les oreilles ces invectives à base d’ukase et de décrets : « Duchamp est le plus grand… », « Il est incontournable… », « Seuls les imbéciles ou les maniaques du paradoxe… », « Si tu n’as pas compris ce qu’est Duchamp, c’est que tu es bouché à l’émeri… ».

Je me souviens aussi de ce «grand-artiste-contemporain-français-mais-qui-vend-surtout-à-l’étranger-où-il-vit-finalement». Je le vois, entouré d’amis, atmosphère rare et grands vins, raconter son entrevue avec le « pape ». C’était bien sûr à la fin de la longue vie de Marcel Duchamp. « Il ne m’a rien dit, vous pensez bien ! Pas le genre à se raconter. Mais ça ne fait  rien : j’ai vu son regard. La Maaalysse dans ses yeux ! Laaa malyyyssse tu n’imagines pas ! C’est tout ! L’essentiel, il est dans ses yeux». Je n’ai pas lu l’histoire de la première rencontre de Sainte Thérèse et de la Vierge Marie, mais je suis convaincu que la « Grande Dame » n’a pas dit un mot et que tout a été dans le regard !

Le Maître parlait peu. Il ne se laissait pas prendre au piège de la parole. Il savait ses classiques. Il savait que donner une phrase vous conduit bien vite à l’échafaud. Peut-être pressentait-il que les paroles étaient à l’artiste ce que les vêtements étaient au Roi Nu du conte ; il ne voulait pas qu’on voit sa pensée se balader toute nue! Peut-être craignait-il qu’on la confondit avec la Vérité ? Voilà quelqu’un qui adhérait pleinement aux pensées de Proust et d’Heidegger : se taisant, Duchamp évitait de raconter l’homme et préservait le poète. Evoquer l’artiste dans sa chair et ses petits malheurs n’est qu’une manifestation de curiosité déplacée et un contre-sens absolu, n’a-t-on pas dit qu’il n’y a « pas de grand homme pour son valet de chambre ». Duchamp se tait parce qu’il n’y a rien à dire sur l’homme qui éclaire l’artiste. Il se contentera de rédiger des notes et quelques explications.

La meilleure façon de s’intéresser à Duchamp serait-elle de se taire et de se confire dans un silence tendant à imiter le silence du maître. C’est ce que je ne veux pas faire. Je veux parler de Marcel Duchamp parce que ce « génie », ce « grand artiste », ce « pilier de l’art qui est venu » m’intrigue. Lançons, immédiatement le brûlot que je tiens dans une main, la gauche sûrement, la mauvaise : je n’arrive pas à considérer que Marcel Duchamp soit un grand artiste. Mais aussi j’ai du mal à le considérer comme un artiste ! En définitive ma question devient : dans ces conditions « comment a-t-il réussi à se faire reconnaître comme l’artiste moderne par excellence, le Guide, le Visionnaire, celui qui a éclairé la voie de toute une génération d’artistes, celui qui continue, tel l’étoile du berger à les conduire en troupeaux reconnaissants?».

2 Marcel Duchamp, en ses œuvres

Commençons par un peu de méchanceté : il n’y aurait pas de sujet si Marcel Duchamp était ce que sont ses œuvres. On pourrait traiter la question à la «Proust» ou à la «Heidegger» : on questionnerait en commençant par «y a-t-il œuvre, c’est-à-dire quelque chose d’inouï et de supérieure ?». C’est indispensable pour faire bouger les foules. Henri Martin est un bon peintre, il y a bien longtemps qu’il ne déplace plus personne. On chercherait parmi les œuvres de Duchamp. On dirait après investigation que « non, il n’y a rien de cela ; du bon boulot, oui ; des idées ici ou là, c’est vrai ; mais l’œuvre qui va déclencher des queues de 2000 mètres, sûrement pas ; d’ailleurs, aujourd’hui exposé à « Pompidou », le parcours de l’exposition n’est pas encombré de regardeurs entassés devant les œuvres. Comparé aux foules qui ont piétiné devant les peintures figées et mutiques de Hopper, l’exposition « rétrospective Duchamp » ferait penser à une manifestation culturelle dans une ville de province sans gare TGV.  

Pour parler de l’œuvre considérable de Marcel Duchamp « l’artiste qui a tout fait changer et qui a inventé l’art du XXème siècle (autant dire celui des siècles à venir) » on oubliera la méchanceté et on se penchera sur les œuvres et non pas sur l’homme et son petit tas de secret. Proust et Heidegger ont raison, si l’œuvre marque, si elle le fait pour les siècles à venir, la question n’est pas de savoir si l’artiste avait la gueule de bois le matin où il a mis une petite touche orange sur un pan de mur à Delft. Pour apprécier l’importance de Marcel Duchamp, il faut s’attacher aux œuvres de Marcel Duchamp et rien qu’elles, mais toutes les œuvres, y compris celles qui ont été perdues ou cassées et tant pis si c’est le cas de la majeure partie desdites œuvres.

Duchamp fait partie de cette catégorie d’artistes qui n’ont pas encombré le PAF (paysage artistique français) par des milliers de dessins, notes, esquisses, griffonnages, tentatives, morceaux inachevés, œuvres de poches, œuvres de chevalet, œuvres gigantesques etc. Les œuvres de Duchamp, peu nombreuses, peuvent être classées en trois catégories.

-      Les œuvres qu’il a faites

-      Les œuvres qu’il n’a pas faites mais qu’il a assumées en tant qu’œuvres

-      Les œuvres qu’il n’a pas faites parce qu’il ne les a pas terminées ou parce qu’il ne voulait pas les faire.

 

Cet ensemble peut être divisé en deux sous-ensembles : les œuvres qui sont perdues et les œuvres qui ne sont cassées que partiellement.

On commencera par le commencement : les œuvres que Duchamp à faites. Eh bien, il faut être clair, rien dans l’ensemble de ces œuvres ne ressort du lot au titre de l’œuvre géniale et incontournable. Dans l’univers artistique on trouve des œuvres qui cassent tout : on peut penser à « carré noir sur fond blanc » de Malevitch. Il y a des œuvres qui sont au début de tout, « les nymphéas » de Monet en font partie. Certaines œuvres renvoient un demi-millénaire de traditions artistiques dans la pénombre des vieux souvenirs (les fresques de Giotto). D’autres posent des critères esthétiques qui vaudront pour le demi-millénaire qui suivra (le Pérugin). Certaines œuvres ne viennent pas des géants mais elles savent nous parler et nous faire comprendre ce dont les œuvres nouvelles parlent : œuvres des suiveurs, des passeurs, œuvres qui répètent les premiers pas des génies. Ce n’est pas une mauvaise œuvre que celle qui transmet mais ce n’est pas d’elle que le nouveau est venu ! Les œuvres de Rossini ne sont pas nulles mais elles sont moins novatrices que celles de Mozart ! Marcel Duchamp a produit nombre de ces œuvres qui « suivent ou répètent ».

Les « duchampistes » évidemment ne sont pas d’accord et fondent en délires d’admiration à la vue de ces peintures façon Bonnard, puis façon Van Dongen (fauve) ou Matisse, puis façon cubistes… il est vrai que le « nu descendant un escalier » n’est pas mal fait, mais le concept ne vient pas de Duchamp. Il se montre là un honnête passeur comme on disait que Masolino était un bon passeur de Masaccio. Ce sont, quand on regarde bien, des œuvres sous influence qui parlent des œuvres des autres. Pour essayer d’y mettre du « peps » quelques commentateurs proposent de lire ces œuvres avec des idées un peu « hot ». Dans telle œuvre où le docteur Dumouchet est représenté, sa main qui jaillit d’un halo rouge est disproportionnée : ce serait peut-être une référence à la masturbation. Et d’ailleurs, lit-on quelque part, ce ne serait pas absurde car, Rembrandt lui-même… pareille main, avec pareille fonction…. Admettons, sans qu’il soit nécessaire de mobiliser Rembrandt, qu’il puisse y avoir quelque chose comme cela. Suivons les admirateurs de Duchamp et avec eux étonnons-nous de cette audace « à cette époque ». Cette antienne de l’intention sexuelle et spécialement de la masturbation sera répétée pour toute œuvre de l’artiste: la broyeuse de chocolat en est un exemple topique. Elle le sera aussi pour les œuvres pas terminées ou abscons : « le grand verre ».

La recherche des œuvres de Marcel Duchamp au sens des « œuvres qu’il a faites » n’est pas compliquée par le nombre car il n’a peint que pendant 6 ou 7 ans. Puis il laisse tomber la peinture et passe alors aux deux autres projets.

Tout d’abord, il faut évoquer les œuvres qu’il n’a pas faites mais qu’il a assumées comme œuvres. Ce sont celles dont on parle le plus. Ce sont aussi celles qui ont été le plus perdues ou cassées. Ces œuvres ayant été faites par d’autres, Duchamp put s’en procurer de nouvelles et ainsi faire renaître ce que quelques maladroits avaient laissé traîner ou avaient mis au rebut, comme l’urinoir, l’égouttoir à bouteilles et quelques machines de ce genre. Dans un débat avec des Duchampistes, c’est là que tout se noue. Ils sont prêts à abandonner en rase campagne les œuvres peintes de leur héros : ce ne sont que des peintures de chevalet ! L’urinoir, le faux nom de l’auteur comme plus tard la fameuse Rrose Sélavy, puis un peu plus tard l’égouttoir à bouteilles, toutes ces non-œuvres, ou plutôt toutes ces œuvres adoptées par le Maître, font-elles art ? La question qu’il faut alors se poser en maintenant ferme l’idée proustienne que c’est l’œuvre qui fait art et non pas l’artiste qui fait œuvre est : s’agit-il d’œuvres mémorables ou fondatrices? A l’époque de Duchamp c’était bien difficile de le dire, les critiques n’avaient pas assez de recul. Aujourd’hui en revanche, on peut émettre un avis mélangé.

Si on considère les plus grands noms de la peinture et de la sculpture, il faut admettre que bien peu ont abandonné la « toile » comme support d’expression en comprenant par « toile » toute catégorie de support (le bois, l’acier, le cuivre, le béton etc.). Face à de très nombreux artistes contemporains, la roue de bicyclette et les porte-manteaux font un peu court. Les adulateurs diront que Duchamp était novateur et qu’il lui a fallu trouver des objets représentatifs et reconnaissables par le premier imbécile venu et sûrement pas uniquement visible à la petite cohorte de tous ceux qui l’entouraient. Si on considére la période qui suit et les artistes, sculpteurs en général, qui ont repris les objets de type Duchampien, poubelles (vides mais aussi pleines), roues de bicyclettes, marteaux (avec ou sans faucilles) etc. on remarque qu’ils se sont le plus souvent efforcés de les compacter ou de les intégrer dans un (des) ensemble (s) d’objets plus ou moins hétéroclites et complexes ou au sein d’un amas d’anciens objets ou d’objets démolis, de morceaux d’objets etc. L’objet pur, sorti tout droit du catalogue de la manufacture des armes et cycles de saint Etienne s’est fait plus rare. Deux raisons à cela : la première qui ferait sens au sens « duchampien » tiendrait au désir des concepteurs de ces objets d’en conserver par devers eux la propriété intellectuelle et artistique. Une deuxième raison, plus anecdotique et qui n’a rien à voir avec l’art : ces objets purs, mis en scène et en catalogues par la Manufacture se seraient abîmés à la même vitesse que la Manufacture elle-même qui fit faillite dans la deuxième moitié du XXème siècle.

Donc, là-aussi, pas d’œuvre qui fait art fortement. Peu d’œuvres originales. Des détournements qui font long feu dans l’esprit des contemporains : on les perd ou on les casse comme de bêtes objets d’utilisation courante. Il en demeure des photos, des copies, des multiples comme on dit, à l’échelle 1, ce qui est quand même un peu dépassé pour ne pas dire ringard, en tout cas en manque d’imagination caractérisé. Toutefois, considérer ces œuvres que Duchamp n’a pas faites mais qu’il a endossées comme des œuvres en elles-mêmes est une grave erreur de point de vue. Erreur dans laquelle tous les idolâtres duchampiens sont tombés. On le verra plus loin. Notons immédiatement, que le plus important dans ces œuvres là c’est le discours autour des œuvres et non pas les œuvres elles-mêmes.

Il faut enfin passer en revue, les œuvres que Marcel Duchamp n’a pas faites parce qu’il ne les a pas terminées et dont on peut se demander, si le fait de ne pas les terminer n’était pas inclus dans le projet initial. En d’autres termes, ces œuvres n’existaient en tant qu’ « œuvres proclamées » que parce qu’elles ne seraient jamais des œuvres, faute d’avoir vu leur fabrication lancée (qui a dit «Les plus beaux vers sont ceux qu'on n'écrira jamais? ») ou faute, une fois lancée, de l’avoir continuée. Nommément, ce sont les fameux « étant donné », « la mariée et ses célibataires même.. », « le grand verre ». Ces œuvres dites « majeures » de Duchamp sont toutes de cette catégorie, leur aspect le plus intéressant après leur non-achèvement étant la multiplicité des notes, explications, modes d’emploi ou de non-emploi. On a vu des œuvres jamais terminées dans le passé et des projets d’œuvres non-aboutis. Michel-Ange est connu pour un nombre impressionnant d’œuvres inachevées… mais il est aussi et surtout connu pour un nombre encore plus impressionnant d’œuvres achevées. Certains artistes ont affiché une sorte de prédilection pour le non-achèvement, lui accordant un statut d’œuvre à part entière. On peut citer Turner dont les esquisses sont des oeuvres sublimes. On rappellera combien les esquisses de Delacroix étaient appréciées et ont marqué l’histoire de l’Art. Uccello est aussi un grand producteur d’esquisses. Plus près de nous, il faut penser à Monet, Gustave Moreau ou à Picasso.

La différence avec Duchamp : tous ces artistes étaient des boulimiques de la création, sans cesse ils créaient, ils tâtonnaient, ils essayaient, ils commençaient, abandonnaient puis revenaient. Chez Duchamp, rien de cela. Quatre, cinq œuvres, au mieux une dizaine dont la production s’est étalée sur des années, (quand elle était commencée) et dont les caractéristiques dérivaient en fonction de notes griffonnées.

Sont-elles des œuvres au sens Proustien ou Heideggerien ? Sûrement pas, puisqu’il faut dans tous les cas de figure s’en retourner vers l’auteur pour avoir une idée de l’œuvre, puisqu’il faut admettre que celui-ci, ses pulsions, ses envies et ses absences jouent un rôle-clef pour en rendre compte. Imaginons l’improbable : Mona Lisa illisible si Léonard de Vinci n’a pas laissé quelques lignes faisant mode d’emploi. Pour apprécier l’œuvre de Duchamp, il faut l’écouter causer ou passer un temps non négligeable à comprendre ce qu’il a écrit et éventuellement l’héberger un moment pour qu’il veuille bien lâcher quelques mots.

 

Mais en fait, finalement n’est-elle pas là la clef de ce qu’on nomme « l’œuvre de Duchamp » ?

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