Eva Besnyö, l'oeil absolu

 

 

 

EVA BESNYO

Au jeu de Paume, juin et juillet 2012

 

 

 

 

 

En musique, on connaît bien ces phénomènes de l’intelligence musicale que sont les « oreilles absolues » ; étonnante faculté qui comprend la capacité à reconnaître, nommer et reproduire les sons les plus complexes, mais aussi mémoire des notes et des partitions, des rythmes, des tempo, des fortissimo ou des « ma non tropo ». Finesse extrême de la perception, on en connait des manifestations qui touchent les autres sens, la mémoire du goût par exemple. Curieusement, alors que l’oreille, le palais, le nez absolus ne posent pas de difficultés et sont facilement reconnus, ce n’est pas le cas de l’œil absolu ! On le confondrait volontiers avec  « l’œil de lynx » ! Or, l’œil absolu ne consiste pas en la capacité de voir l’invisible pas davantage que l’oreille absolue consisterait à entendre l’inaudible.


Un exemple : l’œil de la photographe hongroise Eva Besnyö. C’est très exactement le sentiment qu’on éprouve au contact des photographies exposées au Musée du Jeu de Paume. Un regard absolu. Comment le définir ? Comment retrouver ce sentiment et le caractériser ?


Il vient de l’impression que laisse chacune de ses photographies d’une absence de « filtre », « de retard » et même « d’interprétation » entre l’œil de l’artiste et l’objet ou l’évènement ou les personnes qui sont sous l’objectif de la caméra. L’image viendrait, pure et simple, se révéler et s’imprimer sur la pellicule. Virginia Woolf rêvait d’une lettre qui ne serait pas écrite mais qui viendrait, comme l’impression de la pensée sur le papier, sans intermédiaire, sans main pour tracer les mots, sans encre pour que le trait s’inscrive dans le tracé et persiste, sans cerveau pour « choisir » ce qu’il faut dire…. Les photographies d’Eva Besnyö offrent au regardeur le sujet de la photographe, tel quel, tel qu’il lui est apparu, tel qu’il est. « Le garçon au violoncelle, 1931 » illustre cette idée. Rien de plus simple que cette photographie. Un jeune, très jeune musicien porte un énorme violoncelle sur son dos. Pour un long trajet ? Que fait-il sur cette route bordée d’arbres qui dessinent une perspective très « traditionnelle » ? Est-il seul ? La photographe l’a fait poser, l’extrayant du groupe auquel il appartient ? Toutes ces questions peuvent être posées. Elles n’ont en fait aucun intérêt. Eva Besnyö donne à voir une magnifique combinaison de formes, violoncelle inscrit en diagonale dans la photo, barrant les deux bords de la route et les arbres formant une perspective en trois dimensions. Le jeune musicien, barre verticale qui contredit les lignes de fuite et diagonales, impose l’idée du mouvement. C’est tout. Parfaite composition qui vient dire, sans autre afféteries, le mouvement et le questionnement, un enfant, un violoncelle, la route.


Les photos « d’activités industrielles » de Berlin ou d’ailleurs se donnent à voir sans rien de plus, que les scènes qu’elles montrent. Eva Besnyö ajoute-t-elle quelque chose ? Ou, pour prendre la question sous un aspect plus classique, si elle se laisse guider par ce qui est vu, quelle vision peut-on lui attribuer ? N’a-t-elle pas laissé les scènes parler pour elle ou, plus exactement, se montrer au travers de son regard et de sa capacité technique à retrouver le chemin de l’objet vu vers la vision de l’objet, de la scène, de la personne. Le talent de la Photographe a-t-il été avant tout de se mettre au service de ce qui est à voir pour le faire bien voir dans son état naturel, tel qu’il demande à être vu. Ce serait-là la raison pour laquelle, on peut parler de « Vision absolue », « d’œil absolu » : l’œil de l’artiste, capable d’empathie avec le monde et disposant des moyens d’analyse, de reconstitution parfaite et de restitution des images, des formes et des ombres. C’est flagrant dans une photo très forte et remarquablement construite : « John Fernhout et Joris Firans. Westkappelle. Zélande. 1933 ». Deux personnages, vus de très loin, presque deux points qui ponctuent, vus de très haut et de très loin, une plage, définie par une jetée, barre longue qui construit un espace indéfinissable de sable, de terre et de mer. La lumière émane de la plage qui est grève, qui est aussi limite trouble, et met en avant les silhouettes noires et le trait sombre de la jetée.


On ajoutera à cela que le talent de l’artiste est aussi, et avant tout, de penser que tel ou tel objet, sujet, évènement, mérite d’être « vu » ; la vision, la capacité à voir, là où peut-être personne n’en aurait eu l’idée est le don de l’artiste par excellence. Dans le cas d’Eva Besnyö, la vision de l’artiste s’appuie sur un œil « talentueux » et l'exploite pour, focalisant sur ce qui lui a été désigné, en tirer précisément ce qu’il y a voir absolument.

 

Réaliste ? Les brochures la décrivent comme une anti-pictorialiste, en rupture avec les écoles photographiques traditionnelles d’une Hongrie dictatoriale. Elle aurait donc, travaillant à apprendre la photo avec une nouvelle vague d’artiste, pris en marche le train d’un nouveau réalisme. Je n’aime pas cette qualification, cette catégorie dans laquelle il serait facile de l’installer puisqu’elle en vint à fuir la Hongrie pour aller s’installer à Berlin et de là, à nouveau, fuir les menaces totalitaires et antisémites, puisqu’elle épousa les idées socialistes, populaires, « avancées » et s’y tint toute sa vie. Il n’y a pas dans la photo de la Hongroise de véritables traces d’une posture politique quelconque… Pour être juste et vrai absolument, il est évident que quand elle photographie les manifestations des mouvements féministes, elle choisit de les voir et de les montrer. Malheureusement, ces photographies, « chargées» politiquement, ne sont pas les meilleures. Peut-être parce que le sujet s’échappait, ne se laissait pas voir, ne se donnait pas à l’œil absolu d’Eva Besnyö, à l’inverse, pour prendre un exemple facile, de l’architecture, des bâtiments et des rues.


Les photos de la « résidence d’été de Groet » sont un très bel exemple de ces sujets qui se donnent à voir. On en dira autant de toutes les photos d’architecture ? On dira que, justement, l’avantage d’un bâtiment, est qu’il n’oppose aucune objection à la photo qui va être prise. Il serait soumis et s’offrirait à la photo comme la bûche à la flambée.

Les photos d’architecture ne sont pas une lutte entre le regard et la matière, mais un débat entre lumière et regard. Le regard contraint la lumière à parler des formes, des volumes, des perspectives et à se servir des ombres pour ponctuer son discours et lui donner tonalité et rythme.  Les photos en contre-plongée des rues de Budapest depuis un toit, ou dans quelque jardin, du haut d’une échelle, appellent le sujet de la photographe, rue, croisement, couple assis ou petits bohémiens musiciens, à ne pas se manifester et à laisser la lumière parler, à surprendre les formes noires qu’elle modèle, ou les brillances qu’elle pose, sur l’eau, le métal et les yeux : « l’escalier dans l’immeuble d’une compagnie d’assurance » est topique de ce travail de la lumière qui offre l’objet, sans commentaires.  


Ce sens très particulier du regard n’est pas un dépouillement, ni ne se traduit par une élimination des sentiments.  Les photographies de personnages sont à mille lieux d’une recherche psychologique, mais à force de ne demander aux corps, dénudés ou non, et aux visages, que ce qu’ils sont, à force de ne pas installer ses propres affections et antipathies dans son travail, Eva Besnyö, fait venir à la pellicule,  personnes et personnalités, telles qu’elles se donnent à voir. La photo du Peintre Charley Thoorop est emblématique de ce travail à partir d’un œil absolu. Pas d’émotions ? Purs objets de lumière ? « Mariage de Rachel et d’Eddie » contredit ces fausses conclusions : sérénité, douceur, paix viennent à la rencontre du « regardeur ». L’œil absolu, c’est ça : laisser venir ce qui importe pour le donner à voir, à reconnaître et, si on le pense nécessaire, à s’y reconnaître.

 

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