Dans une humeur récente, je me laissai aller à de la méchanceté pure. Je voulais régler leur compte à ces photographes pour qui accumuler du matériau photographique est le comble de « l’œuvre » (avec un grand E dans l’O ). Faites les poubelles des sociétés de photographie, ramassez les restes des archives photographiques policières, douanières ou fiscales et extrayiez les photos d’identité. Accumulez pendant un certain temps. Solarisez un peu parce que dans les dossiers administratifs le soleil ne pénètre pas généreusement. Ça y est. Vous avez réalisé une œuvre. Vous pouvez coller sur un support. C’est montrable. « C’est très trendy ». J’ajoutai : ramassez tout ce que vous pouvez de photos de photomaton (dont le nom vient de «mater» : voir l’expression «nous matons en photos) …encadrez individuellement ou par série… exposez. Vous êtes un grand photographe…
Je sais. C’est injuste. Pour de nombreux artistes, ce n’est pas un truc un peu ficelle. C’est authentique. Ce sont des selfies avant que le mot se soit apparu. Avant même le concept. Et pas besoin de cannes. Dans la cabine, on était maintenu à distance. Dans les locaux de la police, même chose, on n’avait pas intérêt à trop bouger. Pour les photos d’identité, il fallait faire des photos ressemblantes. Rien n’était truqué. Les « photos de vous », vous ressemblaient, comme un selfie d’aujourd’hui. Pour les artistes, ces petits carrés vaguement rectangulaires (ou peut-être l’inverse, tout dépendait de la façon de poser), sont des témoignages touchants et vrais. Des gens au naturel. Pas de chichis. Les positionner dans de tous petits cadres, de la taille d’un timbre-poste, c’est leur rendre l’âme qu’ils avaient failli perdre. Mieux : encadrer ce petit rectangle de celluloïd dans un cadre très grand. Ça c’est fort. Une prise de position solide. Toi qui n’est pas grand-chose, moi, je te donne ta dimension vraie. Et ça coûte pas cher. Et ça peut rapporter gros. En tout cas, les commissaires d’expo adorent. C’est une œuvre qu’on peut, qu’on doit, qu’on aime commenter. Même s’il est évident que commenter longuement une image montre que l’image n’est pas explicite. (Alors pourquoi avoir fabriqué une image. Il suffisait d’écrire un commentaire !). La photo d’identité passait ainsi du stade « document» au stade « témoignage » puis après au stade « artistique ».
En plus, on pouvait aller vers la vraie création ! Des photos d’identité gigantesques, développée en format «supermaton» genre deux mètres sur deux. Avec celle-là vous devenez un très grand photographe. Ce qui est normal puisque vous exposez de très grandes photos.
Pourquoi tant de critiques, pourquoi ces litres de vitriol? Pour prendre une pose littéraire et proclamer « détruire dit-il » ? Pour dénigrer tel photographe du Jeu de Paume qui arrive à nous envoyer dans la figure des photos d’identité version format administratif et un peu plus loin des visages administratifs dans le style supermaton. On ne donnera pas de noms.
En fait, tout ça, à cause d’une exposition particulièrement troublante. Une exposition de photos d’identité glaçantes. Elle se donne à voir au BAL. Ce sont des photos d’identité de condamnés à mort durant l’époque de la répression stalinienne contre les Koulaks, les « anti-partis » et tous les « traîtres à la cause prolétarienne », en 1937.
Avant de fusiller, et pour que les cadres du parti chargés de ces opérations ne se trompent pas, les dits-condamnés étaient préalablement photographiés. Des photos d’identité de futurs morts. Soigneusement maintenus en bon état dans les dossiers de la Guépéou. Photos qui ressortent maintenant et qu’on expose. En plus grand que des photos d’identité. Des centaines de photos de condamnés à mort accompagnées des fiches : leur âge, leur nationalité, leur métier, les raisons pour lesquelles ils étaient condamnés. Des photos de Juifs, d’Ukrainiens, de Russes, de Lettons. Des photos de femmes, d’adolescents, de vieillards. Des cadres, des ingénieurs, des « sans domicile fixe ». La répression stalinienne n’était pas sectaire. Pas de favoritisme non plus : tout le monde en avait sa part, qu’on soit bien né, qu’on ait été un leader ou un malheureux oublié de tout le monde. La répression stalinienne ne privilégiait ni n’oubliait personne.
Et ces photos, prises par les administrations pénitentiaires, prises sûrement pas des photographes officiels, par des professionnels de la photographie (de nombreux photographes russes comptaient parmi les meilleurs artistes européens), prises sur le vif et certainement sans aucun temps de pose autre que le strict nécessaire, ces photos sont extraordinaires.
Ces gens vont mourir. Ou bien ils se savent menacés et risquant la potence. Ils savent qu’ils vont être bientôt fusillés ou pendus. Ils ont été battus, torturés. Ceux qui avaient de belles positions ont été ravalés au statut de misérables. Seuls quelques militaires ont gardé leurs galons. Ils ont été sortis de leurs prisons, ils sont tels qu’on les a arrêtés, tels qu’on les a saisis dans un moment de leur vie, veston bien serrés pour les uns, vareuse militaire ou bleus de travail, chemise à la russe, ou aussi, des vêtements, ce qu’on en voit, au niveau du cou, débraillés, déchirés.
Et toutes ces photos sont remarquables. Techniquement, elles sont impeccables, l’éclairage ne trahit jamais les sujets, le cadrage n’est pas le produit d’un laissez-aller désinvolte. Photographiquement, les hommes et les femmes sont tous intenses, forts, graves. Des visages durs ou hallucinés. Des regards décomposés mais pas d’implorations. Des regards qui interrogent. Ou bien qui résistent. Pas de suppliques qu’un regard battu aurait portées devant lui, à la face du photographe. Peu de doutes ou de craintes. Parfois, des défis. Parfois, des regards perdus ou un visage dur, tendu.
Les regards sont lourds ou absents, peaux ridées, visages défaits, en chacun une personnalité vibre, force les regardeurs et les prend au piège d’une vérité : la mort organisée, méthodiquement répertoriée, fichée. Pas de mise en scène dramatique. Pas d’images d’horreur pure, pas de visages tuméfiés, de traces de coups ou de brûlures, pas de strangulation et de mutilation. Ce ne sont pas des photos de l’horreur anonyme perpétrée par des bourreaux d’occasion. Ce sont des photos d’identité.
Elles valent toutes les prétentions à la photo-vérité des photomatons. Quant aux photographes oubliés qui ont réalisé ces photos d’identification, ces photos destinées à s’assurer qu’on fusillait bien ceux qui étaient prévus, ils ont tout simplement fait un travail hallucinant de puissance et d’authenticité.
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