Lartigue en couleur
A la maison européenne de la photographie
Le goût du bonheur comme méthode de travail
Parmi les très belles expositions, en voilà une qui très belle ! Attaquons tout de suite. Trois photos. Piozzo (mai 1960), Opio (1968) et Florette (1954). Trois magnifiques exemples de la transfiguration lartiguienne ou, comment la joie peut venir en ce bas monde, l’éclairer et lui donner un sens, par-delà les grandes questions, au-delà des souffrances, des passés qui n’ont pas chanté et des présents gros de guerres atomiques.
Piozzo, c’est une photo bien classique d’un bout de campagne italienne. Celle-là qui paraît n’avoir été que dessinée, mise en forme et transformée en œuvre d’art. C’est la photo que chaque amoureux de l’Italie aime à prendre. Soleil qui va finir, blés jaunes et quelques cyprès pour rappeler qu’en Italie les verts sombres et durs donnent de la majesté au moindre repli de campagne. Classique et banal sommes toutes ! Sauf que Lartigue n’y voit pas seulement ce joli coin que tout un chacun sait regarder. Caché par les broussailles, les hautes herbes, un peu en contre-bas, sur un chemin, on voit du noir, du vrai sombre qui détonne sur les gaités environnantes. Un corbillard. Le découvrant on devine derrière lui quelques têtes, quelques chapeaux, une procession funèbre, qu’il faut deviner et qui donne à la prise de vue du photographe, humour, tendresse et une petite leçon sur la fragilité du bonheur, et une autre sur l’art de photographier : l’Italie bien sûr, mais un moment discret, qu’il faut savoir saisir, un moment qu’il faut savoir montrer.
Opio, est un miracle d’intelligence des sens et, pour un photographe, du sens de la couleur et de la composition. Rien que de plus banal dans cette scène « rustique » où se combinent choses et animaux de la campagne italienne, couleur de l’été, soleil généreux, ombres complices, linges qui pendent et qui apportent à toutes les couleurs, la lumière pure, le blanc qui rayonne et contraste. Un magnifique exemple de ce qu’on peut faire dans l’esprit des natures mortes et des « compositions au paysage »…. Sauf que, cette vue trouve son vrai charme, cette intelligence subtile qui désigne le photographe d’exception grâce à un détail infime : en plein centre de la photo, la crête d’un coq, rouge, triomphe, au beau milieu du blanc qui pend.
Et enfin, celle-là, qui est à la fois, un coup de chapeau et un coup de maître où Florette est transfigurée, bleu de Florette sur rouge des rayures, les raies de la persienne, on les connait bien, ce thème a été admirablement envoyé par des artistes superbes. Mais Lartigue va très loin dans la composition de cette photo et découpe en couleurs rouge et blanches. Il crée aussi des raies qui ne sont que des rayures et fait se confondre des traces qui les unes appartiennent au soleil, et les autres au textile ! Dans la combinaison des raies et des rayures émerge Florette, bleue, aux yeux bleus, modèle idéal qui vient à la vue des regardeurs nimbée.
Comment ne pas continuer à commenter photo après photo ce remarquable talent ? Photographe exceptionnel en noir et blanc, Lartigue avait aussi photographié en couleur, très tôt. Il avait comme pour la photo argentique très vite inventé une écriture propre. Puis, nous raconte-t-on, ces photos en couleur ont disparu, elles ont été cachées, cela n’était pas élégant, la vraie photo en appelait aux nuances du noir et du blanc, aux subtilités des gris et des brouillards argentiques. Les cathédrales n’étaient pas blanches et les grands monuments étaient aussi charbonneux que dans certaines photos d’Atget.
Eh non ! Lartigue avait, on le comprend ainsi, une vie cachée, secrète, trouble peut-être: il photographiait en couleur. Il y a dans quelques-unes de ces photos des tributs payés aux grands peintres. Autant qu’un Renoir ou un Monet, Lartigue avait du goût pour les coquelicots et leurs belles taches rouges au milieu des blés ou des foins. (Florette dans la Morgan 1954). Plus simplement, la couleur, le rouge, en particulier parlent du bonheur, celui de la vie, des désirs, des enchantements. A Opio (1953) une fleur est rouge simple, belle, désir à saisir, plaisir qui subjugue et porte en lui l’incandescence. La Havane( 1977), une fleur rouge flotte sur l’eau bleue d’une piscine et rapproche Lartigue de Max Ernst… Béat de bonheur ? Quelques photos montrent, brumes du matin, nuages, soirées un peu pluvieuses que Lartigue n’est pas seulement sensible aux couleurs fortes, à celles qui parlent aux désirs et aux pulsions. Les brumes du matin en Italie, parlent aussi de l’autre versant du bonheur. L’humour n’est pas loin et les parapluies de toussaint 1956 l’affichent contrastant, les ronds sur les cercles. Parapluies sur parapluies, et (Florette 1964), parapluie vert sur neige blanche.
On pourrait multiplier les exemples et ajouter les « citations » aux citations. On verrait des scènes « Hopperiennes » et, on verrait des images qui sont au tout début du pictorialisme. On verrait un travail sur la construction de la photo, des champs de vision, des structures, qui, dans certaines photos des années 1920-1930, sont d’une austérité « nouvel art ». Il y a aussi de l’expérimentation dans ce travail, cadrages ou reflets, structures et effets de profondeurs. Sur les contrastes entre couleurs froides et couleurs chaudes, entre neige et soleil.
Trait commun de l’ensemble de ces œuvres, un goût très fort, joyeux, pour le bonheur. Bien sûr pas de photos de guerre qui dégoulinent du rouge de l’hémoglobine, pas de photos de SDF sauf lorsqu’ils peuvent participer de ce instinct de joie qui anime l’artiste. Pas de grandes leçons données à l’humanité. La photo en couleur de Lartigue est belle en ce qu’elle interroge le bonheur et la joie d’être là dans ce bas monde pas si sinistre que cela. Elle ne doit rien aux grands mouvements de la publicité ou du rien érigé en système. Elle est un bel outil entre les mains d’un artiste au sens très direct de ce terme : ces gens qui ont le sens de certaines vibrations et qui savent les restituer.
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