Deuxième Partie de la chronique sur l'exposition du MAM de la ville de Paris
La Bataille de Calverhine est la première œuvre qui accueille les regardeurs dans l’exposition «Henry Darger».
Une chose ne doit jamais être faite ou esquissée lorsqu’un regardeur contemple un œuvre. Une pensée ne doit jamais venir sous cette forme « totalement rustique» dans sa crudité, son obscénité et son mépris pour les arts et les artistes et qui s’énonce ainsi : «ça me fait penser». En général, quand on dit «ça me fait penser», c’est justement pour éviter de penser, pour s’économiser l’effort d’une découverte pure, pour passer vite à autre chose en renvoyant à du « déjà vu », pour retourner sur des terres habituelles et des images qui ont leur place au chaud dans une mémoire qui n’a pas envie de renouveler ses stocks.
On devrait toujours éviter de penser «ça me fait penser», on ne devrait jamais le murmurer et même on ne devrait surtout pas le dire….
A moins que… A moins que la pensée vagabonde et ne se laisse pas faire. A moins que ce soit la pensée elle-même qui se promène et vous emporte loin des habitudes et des tranquillités du «déjà vu».
Après ce prologue un peu alambiqué où on voit poindre tout et son contraire, il faut aller au fait : La Bataille de Calverhine.
Et lâcher ce «ça me fait penser» qui rôde autour de nous, en disant un vrai gros mot : «ça me fait penser à la bataille de Paolo Uccello». La densité de cette image, puisqu’il ne s’agit ni d’une peinture, ni d’un dessin, les lignes de forces qui s’en dégagent, la sursaturation en évènements, hommes, armées, figure de guerre, écroulements d’hommes et d’animaux, en scènes violentes devraient plutôt m’engager vers les flamands. Mais non ! C’est la fameuse scène mise en valeur par Uccello qui vient frapper à l’entrée de ma pensée et me dire que ça devrait «m’y faire penser» !!! Cette œuvre est dans les bruns, les verts foncés, ici et là du rouge, la matière est à la fois lourde de brillante, colle et papier, accumulation de collages, surpeintures. Il en est de cette oeuvre comme il en est de la peinture flamande et d’une partie de la peinture de ceux qu’avec un brin d’arrogance on a surnommé «les primitifs italiens» : il faut la lire.
Et puis, en avançant un peu plus avant dans cette lecture, on en vient « à penser » à Dubuffet. Darger aurait inventé la texturologie historique. Il aurait été un artiste de l’art brut, déchirant les apparences pour aller au plus profond des sociétés humaines, de leurs crimes qu’on nomme «guerre», des massacres qu’on nomme «faits d’armes». Univers où les fleurs sont des explosions d’obus, où les nuages passent trop bas pour être honnêtes et cachent des gaz toxiques, où enfin le soleil n’est qu’un camouflage pour les engins de mort.
De toutes les œuvres présentées, c’est la seule qui ne renvoie pas à une vision de bande dessinées. C’est la seule qui en un bloc, d’un seul coup, raconte une histoire longue. C’est la seule qui contient le temps de l’histoire et qui ne semble pas prétendre dérouler l’histoire tout au long de son temps.
Car, une fois cette œuvre passée, si différente et originale, viennent les travaux habituels d’Henry Darger. Gardons en tête qu’il se souciait d’illustrer une histoire écrite et qui se déroulait avec la même régularité et la même force qu’un grand fleuve. Illustration, bande dessinée, il faut y revenir sans cesse, avec tout ce que peut avoir de simpliste la bande dessinée telle que son temps la pensait et la lisait.
Les généraux, les drapeaux, les plans de bataille ressortent tous du même mode que l’imagerie d’Epinal. Raconter. Faire passer un message. Émouvoir. Sans frais, ni complication, sans couleurs subtiles, en usant d’un vocabulaire simple et fort, en illuminant les collages, les mises en scène, d’une palette de couleurs, qu’on qualifiera d’impeccables. Darger sait admirablement manier la couleur, sans fautes de goûts, en associant ce qui doit l’être, jouant sur des tonalités harmonieuses, comme on le faisait un siècle auparavant, comme il l’a vu réaliser dans les Fanzines qu’il découpait.
Les « animaux étranges » qu’ils soient venimeux ou non, sont les parfaits exemples du talent de coloriste d’Henry Darger, coloriés et collés, aux confins du surréalisme comme («ça me fait penser à») les animaux étranges du douanier Rousseau. Le jeune «Blenger à Royares» est magnifique.
Darger sait aussi « mettre en scène » ses tableaux, les histoires, les temps forts ou reposants du récit. Virtuose du collage et du décalque, il sait créer des groupes, des troupes, des fuites et tout aussi bien des scènes tranquilles. Tout y est efficace. Pas une « perspective » n’est faussée. On pourrait peut-être lui reprocher d’avoir été maladroit dans les phylactères. C’est aussi que la technique n’était pas encore bien assurée et pas nécessairement bien acceptée par le public.
Et puis, il faut aller vers «l’histoire» par elle-même, celle des Vivians Girls, ces petites filles qui se promènent à poil plus qu’à leur tour et qui montrent une ambiguïté non ambigüe de petites filles à pénis. Scènes extraordinaires d’expressivité «A Jennie Richie. A découvert ils voient les nuages annonçant une tempête». Arbres multicolores, chapeaux rouges comme des coquelicots, corps blancs d’enfants virginaux, non corrompus par les ennemis féroces qui les poursuivent. Ils se découpent sur une jungle colorée, sur le vert tendre de pelouses de toute évidence bien tondues.
«Gore» : Le mot n’existait probablement pas du temps d’Henry Darger. Il n’existait pas mais il est bien là dans l’imaginaire du peintre et de l’écrivain. Dans un triptyque effrayant, on erre entre les corps suppliciés, crucifiés, torturés de petites filles et la course affolée des Vivian girls au travers de champs jonchés des cadavres éventrés de dizaines de petites filles, dégoulinant de boyaux répandus et de sang giclant des plaies béantes. «On marchait au milieu de scènes d’horreur, mais il fallait bien avancer».
Un peu plus loin des enfants sont étranglés ou battus à mort. Un peu plus loin encore des scènes d’incendie et de pendaison, mais aussi « A Jennie Richie, l’arrivée d’un orage, les enfants papillons qui le fuient, les fleurs dont les pistils sont des yeux, les couleurs pastel, toujours aussi merveilleusement harmonisées.
Puis enfin, la guerre s’achève et, à l’œuvre sinistre qui ouvrait l’exposition, aux couleurs terreuses et sombres, succèdent la lumière, la chaleur de couleurs vives et franches, les fleurs, beaucoup de fleurs.
Magnifique bande dessinée qu’on peut lire comme telle. Les bandes dessinées sont habituellement plus courtes ? C’est faux: les grandes bandes dessinées sont découpées en album, pour des raisons évidentes de commodité et de business. Darger est un grand acteur de ce nouvel art qu’est la bande dessinée. Il en a déroulé une forme. D’autres ont déroulé d’autres façons de conter les histoires, car une bande dessinée c’est une histoire illustrée, comme est illustrée l’histoire des Vivian Girls.
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