Chris Kilipp au BAL


 

 

 

 

 

Photographe de reportages, de documentaires… ces photographes-là ne parleraient pas de l’essentiel. Ils seraient dans l’ordre des auteurs mineurs, les producteurs d’informations imagées dont les seules vertus sont la clarté de l’exposition, la simplicité de l’image et la satisfaction de l’usager. On les rapprocherait en ce sens des graveurs des temps anciens. Copiant les grands tableaux pour l’usage de tous ou témoignant d’animaux extraordinaires, de vies sanctifiées et des manifestations de la grandeur (et de la bonté) divine. Informations essentielles à la portée de tous. Du vrai et du véridique à la pointe du burin.


Le photographe documentaire n’aurait donc rien à dire d’autre que ce que lui dit l’objet du reportage. Les paysages lui dicteraient les couleurs, les paysans, leurs travaux et leurs heures, et les malheureux, les pauvres, les rebus de la terre, agiteraient sous son objectif les défroques, les oripeaux et les mutilations qui les illustrent. Il choisirait le bon angle, le visage suggestif, l’œil effondré et les vastes perspectives pour flatter, impressionner, attirer et compatir, mais toujours avec l’idée qu’il en est de sa photo comme la cire posé sur le visage du mort : elle saisit la nature sur le vif !


A ce stade de la réflexion, on est en droit de se demander si le photographe documentaire appuie sur le déclic ! Quelque chose le ferait à sa place. Son rôle finalement : négocier l’aspect monétaire de la prise de photo soit, en recevant commande, soit en proposant des séries adaptées aux besoins du marché. Et aussi, il faut bien quelqu’un pour porter le matériel, s’assurer que celui-ci ne prend pas les photos à tort et à travers. Il faut aussi, lorsqu’il s’agit de portraits ou de personnages, seuls ou en groupe, les faire poser ou leur demander de prendre la posture si expressive, si symbolique, si naturelle qui les montre au naturel et les démontre comme sujet de la narration documentaire. Ce serait à ça, et rien qu’à ça, que servirait le photographe documentaire.


C’est ce qu’on dira de toutes les photographies qui ne sont pas « d’art ». Pourtant, il y a des reportages qui tournent mal. Pourtant, des photographes reporters, « documentaires », publicitaires en viennent à vouloir regarder derrière le décor, derrière la montagne qui resplendit dans un soleil couchant, derrière ce visage, grave et gravé d’un habitant de l’Ile de Man.


C’est ce qui est arrivé à Chris Killip. « What Happened », c’est le titre de l’exposition : ce qui s’est passé en Angleterre, 1970-1990. Ce n’est pas un reportage.

Une photo de Chris dit tout peut-être de ce qu’il n’est pas possible de ne pas voir quand on photographie : True Love Wall. Un homme quelconque, cheveux repoussés dans le vent, vu de dos, bien campé, face à un mur dans une rue, vent soufflant en rafale, journaux en morceaux, feuilles mortes modernes, qui volent au raz du trottoir. Le soleil est tombant, les ombres longues. L’ombre de l’homme, se projette noire et difforme, à droite, éloignée, masse obscure aux contours mal définis. Double monstrueux de cet homme qui ne peut rien regarder d’autre qu’un mur de briques. Sans intérêt. Sauf un graffiti qui va donner son nom à la photo : « True Love ».  Entre ce personnage anodin vu de dos et son ombre : tout l’art de Chris Killip. Il y a le monde qui devrait s’imposer et dire la misère ou la richesse. Il y a le photographe, qui voit, derrière le monde, l’obscur, le sombre, le triste et peut-être l’horreur intime de la souffrance qui se tait, tapie derrière les rides, derrières les bâtiments abandonnés….


Est-ce de la photo documentaire que cette série, trilogie, de vues prises au même endroit, dans la ville de Tyne, à deux pas des chantiers navals, à deux ans de distance ? S’agit-il de montrer les ravages du temps ? D’illustrer un livre sur les années qui passent et les paysages qui trépassent ? C’est au-delà de tous ces poncifs que se situe Chris Killip. L’ombre passe. Un bateau en cours de construction, le Tyne Pride, se profile dans la toute première photo. Des enfants jouent dans la rue. Le temps ne passe pas car la même prise, en hiver, montre les mêmes maisons, la même « Gerald street », la même voiture garée dans cette rue, sous la neige, sans vie. Puis le temps est passé. Le bateau n’est plus là. Livré probablement. Gerald street est en ruine. Le bateau n’est plus là, la ville s’est effondrée…

L’exposition est dominée par une citation de Diane Arbus : « si vous observez la réalité d’assez prés, si d’une façon ou d’une autre vous l’explorez vraiment, la réalité devient fantastique ».


Réalité de ces visages de l’Île de Man. Les paysages noirs et déchirés sont-ils des visages ? Visages-rochers, gravés et ravinés comme par des torrents, par les tempêtes qui balaient les grèves et les landes, blocs en granit ou visages pétrifiés d’où l’espoir est parti, forgés pour tenir sur l’île, pour tenir contre les vents, pour vivre en dépit de tout. Et puis les visages anglais, les personnages, qui ne regardent pas l’objectif. Ils ne regardent rien, si ce n’est le vide. Vide en eux, reflet du vide du temps qui ne passe pas. Laissés sur la grève du temps comme des morceaux de bois flottés.  

Kris Killip ne s’attache pas simplement à montrer l’ombre difforme qui s’attache à ce qu’il photographie.  Il y a aussi des prises remarquables de construction, d’équilibre et d’efficacité. De cette vieille femme recroquevillée dans l’abri d’autobus, au garçon aux chaussures monstrueuses, contracté sur lui-même dans une position quasi-fœtale, à la photo d’une bande de gamins qui posent devant des blocs d’habitation, en toile de fond, cubes d’un jeu gigantesque. Photo impeccable dans sa forme. Photo d’une scène impitoyablement corrosive. Aux enfants qui posent et vivent, s’opposent les barres d’habitation, à la géométrie morne dont certaines parties sont marquées de traces d’incendie.


Enfin, deux forts témoignages de cette remarquable capacité à montrer l’ombre que nous avons évoquée depuis le commencement de cette relation : un paysage d’usine en fond de photo ; celle-ci est construite avec, en premier plan, l’image du coin d’un immeuble d’habitation. Aux grues gigantesques, aux bâtiments, tous fondus dans un gris de brouillard, s’opposent cette maison, sa porte d’entrée, surmontée d’une gravure, d’une peinture, on ne sait, de père Noël en traîneau. A droite de la porte, une fenêtre fermée d’un rideau. Soulevant le rideau, un enfant regarde devant lui et regarde les regardeurs de la photo.


Ce n’est pas de la photographie artistique.

Disons un mot enfin, de celle-là, célèbre. Un père portant son enfant sur les épaules. Souriant, grimaçant de toutes ses dents, l’effort ? Crisper le visage pour voir plus loin ? Le soleil qui brûle ? Il n’y a pas d’ombre ici, pourtant… 

 

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