Soliloque sur l'Art, mai 2018

- Antoni Taulé- INSULA LUX*

- Markus Lindstrom. Vitesse et lumière

- Exposition dans un espace intelligent : Le Bal. Le thème : En suspens

Antoni Taulé- INSULA LUX*

 

Photographies rehaussées

 

Chez Galerie Photo 12

14 rue des Jardins Saint-Paul · Paris 75004

 

D’une porte ouverte, on ne peut franchir le seuil ? Il aurait peut-être mieux valu qu’elle fût fermée ? Toutes les portes de Taulé le sont.

 

La galerie Photo 12 présente un travail original de cet artiste espagnol, (photos, peintures, photos réhaussées) qui expose régulièrement à Paris.

 

Curieux rapport que celui de Taulé avec les portes. Ici, dans ses photos « réhaussées », c’est-à-dire « repeintes » (à ne pas confondre avec surpeintes), un travail étrange vient anéantir « l’ouvert » des portes ouvertes.

 

Il faut revenir un peu sur le travail de Taulé. L’artiste n’est pas en rupture avec les techniques de la représentation classique. On pourrait dire, comme je me suis plus à le répéter pour Anselm Kieffer, que la perspective est si employée qu’on devrait la dire « essentiellement » présente. Elle serait un personnage à elle toute seule, ordonnatrice des cadres, des formes et des positions !

 

Elle est même amplifiée comme si l’artiste s’était refusé à laisser une fausse « perspective naturelle » s’emparer de ses œuvres et les banaliser. Aussi, allonge-t-il les effets de profondeur et de champs et montre-t-il enfin que sans la lumière, la perspective n’est qu’une illusion ou, d’une autre façon, la perspective est fille de la lumière qui lui donne son pouvoir de représentation.

 

Innombrables dans les peintures et les photos de Taulé sont les représentations de grandes pièces sombres que la lumière parait découper, traçant de gigantesques trainées d’ombre qui dessinent des lignes conduisant à des horizons fermés. Ces pièces sont-elles ouvertes sur un monde lumineux contrastant avec les caméra obscura dans lesquelles peinent à survivre des personnages, solitaires le plus souvent, immobiles comme si la lumière les avait figés, épinglés, papillons de nuit brûlés sur les ampoules électriques ? Il est bien rare que les portes soient grande ouvertes sur une nature brûlante de vie et de lumière.

La lumière pénètre-t-elle, elle n’illumine rien. Le monde du dehors, ensoleillé et coloré est hors d’atteinte réduit à des images qui s’affichent sur les murs face à des regardeurs immobiles. Portes et fenêtres s’ouvrent sur des images déposées là par le flux lumineux comme les cailloux abandonnés par l’eau du ruisseau. Les pièces qui s’enchaînent ne sont pas des havres de paix, de fraîcheur ou de repos à l’écart d’un monde vibrant de chaleur, écrasé de lumière, en mouvement incessant. Ce sont des cavernes ouvertes sur des illusions.

Les portes ne sont pas ouvertes, ce ne sont que des ouvertures. Ouvertes sur le sombre quand elles offrent des passages d’une pièce à l’autre, en ligne ou en abime, elles n’offrent que la réplication de l’ombre sur l’ombre, de l’obscur qui se répète auquel on ne pourra jamais échapper. Ouvertes sur l’illusion d’un monde qui ne cesse de se refuser.

On a envie de dire de l’exposition en cours qu’elle est ou bien le début d’une nouvelle ère ou la clôture d’une ancienne. L’illusion du monde et aussi l’opposition qu’on a proposée entre ouvert et ouverture, sont transformées, anéanties, effacés.

Les portes qui étaient ouvertes sont maintenant fermées. La lumière qui aurait dû se contenter de découper des lambeaux d’ombre et de les coller sur le sols ou les murs, qui aurait aussi proposé l’illusion des images d’un monde extérieur en les plaquant sur les ouvertures, portes et fenêtres, est devenue un mur.

 

Elle irradie dangereusement d’une couleur trop blanche. Elle est si puissante qu’elle a annihilé tous détails « naturels » d’un monde illusoire. Flash qui dure, blancheur trop intense qui n’illumine pas la lumière est réinventée en mur, en clôture d’un monde sombre, en fermeture.

 

 

Les portes ouvertes ne disaient pas grand-chose du monde sur lequel elles ouvraient. La lumière les a remplacées, abolissant ce monde-là, dont on n’avait pas à dire grand-chose. Ce mouvement est-il la fin d’un cycle de penser le monde ? Taulé a réécrit des scènes photographiées quelques années auparavant. Le monde d’au-delà des portes était illusoire ? Pourquoi, le donner à voir ? Il n’était que le produit de la lumière ? Pourquoi ne pas rendre à la lumière ce qu’on doit à la lumière ? En faire à la fois l’obstacle et le passage. Comme le miroir pour Lewis Carroll.

Markus Lindstrom. Vitesse et lumière

 

Institut Suédois jusqu’au 10 juin

 

On nous dit, dans la présentation de Markus Lindström qu’il est autiste, qu’il ne voit pas le monde comme nous, qu’il a 14 ans et qu’il prend des photos sans cesse.

 

L’institut Suédois expose ses photos. Une quinzaine.

 

Oublions que leur auteur a 14 ans. Il n’y a rien de plus exaspérant que les exploits artistiques des enfants, les Mozart de tout et n’importe quoi. Enfants, dotés de talents incroyables et capables de refaire, comme des singes, les arias les plus complexes, les partitions de Liszt les plus ardues et les pas de deux les plus envolés. Souvent, la technique est là, pas l’art. Souvent la performance, rarement le trait de génie.

 

Oublions donc que Markus a 14 ans.

 

Oublions aussi qu’il est autiste et que son rapport avec la société et le monde n’est pas le même que celui des personnes non autistes. Au fond, autiste ou pas autiste, les artistes ne sont-ils, comme les grands chercheurs, des gens qui n’ont pas un rapport banal avec la société, le monde, les idées… ?

 

Oublions donc le « making of » et oublions le psychisme de l’auteur et regardons les œuvres. Elles sont impressionnantes. Tout simplement. Lui reprochera-t-on un « spontanéisme » érigé en mode de création ? Cela se pourrait ! Le travail qui est proposé aux regardeurs donne une belle part à la vitesse, à la saisie sur l’instant. Le temps s’inscrit dans les images par le moyen d’expositions qui le libèrent en gestes, en mouvements et en déplacements. Ainsi de cette magnifique photo d’une assiette qui trône paisible et singulière, claire et nette, sur fonds de gestes, d’agissements voire d’agitations jaillissant en grandes traces de lumière.

 

Au contraire, de la magnifique image de la piscine. S’agit-il vraiment d’une piscine ? Ne s’agit-il pas d’une tâche de bleu. D’un ciel de fin de journée, bleu profond plutôt que du fond d’une piscine. Pensons aux Nymphéas où on ne sait plus si les étoiles appartiennent au fond fangeux de l’étang ou s’ils sont des reflets d’un ciel doré. Le découpage de l’image est exceptionnellement pertinent. Plus puissant encore que les fameuses piscines de Hockney. Dans certaines scènes de vie, la capacité de l’artiste à saisir la vérité de l’instant est étonnante tout en gardant une parfaite maîtrise de la couleur. Et puis, par moment, le jeu des reflets et des emboîtements d’images vient troubler le regard et construire une autre façon de voir et de reconnaître.

 

 

Couleurs, vitesse, mouvements, jaillissements de lumière, tout concours à faire de ce travail, une œuvre d’exception. 

 

Exposition dans un espace intelligent : Le Bal. Le thème : En suspens

xposition collective. Plusieurs artistes rassemblés.

6 impasse de la Défense

75018, Paris

 

 

Leur lien serait « le suspens ». J’ai adoré l’exposition. Mais je n’ai pas compris cette histoire de suspens. La difficulté avec Le Bal, c’est que c’est parfois tellement intelligent qu’on est un peu perdu ! Par exemple, sottement, en visitant l’exposition, je n’ai pas pensé à noter les noms des artistes, photographes, reporters qui présentaient leur travail de réflexion « en suspens ». J’ai eu tort parce que ce n’est pas indiqué sur le petit livret qui est remis aux visiteurs à l’entrée de l’exposition.

 

Tant, pis, je m’en passerai. Je dirai simplement ce que j’ai vu et ce que j’ai aimé ou ce que je n’ai pas aimé. Pour une fois, je critiquerai sans gêne, puisque ne connaissant pas le nom des artistes, je ne m’adresserai qu’aux œuvres ! Les œuvres comme les objets, c’est connu, n’ont pas de sentiments, ni de ressentiments.

 

Commençons par ce que je n’ai pas aimé : la photo du monsieur allongé sur le ventre de tout son long ici et là, dans différents endroits, sur des trottoirs, des chaussées plus ou moins nettes, la face dans une flaque d’eau. Thème de l’indifférence des foules face au malheur qu’on met sous leur nez. Personne ne se portera au secours de cette personne effondrée et manifestement en grand danger. Pour ce qui me concerne, le thème est très éculé. Il fait l’objet de milliers de séquences smarphonisées où on montre « live » un type en train de se faire tabasser sans que les passants qui croisent la scène ne cherchent à s’interposer etc. etc. Il a raison l’auteur, c’est interpellant. Mais, sa façon de le raconter n’apporte absolument rien de nouveau. On a envie de lui suggérer qu’il mette ses photos bien en vue et, qu’il organise à deux pas une scène du genre agression contre une jeune fille sans défense. Si les gens regardent la scène avec les mêmes yeux passifs et vaguement indignés que lorsqu’ils regardaient les photos, la conclusion qu’on devra en tirer sera que ces photos ne servent à rien.

 

En revanche, autre présentation, devant laquelle je suis resté un bon quart d’heure : le spectacle de machines transferts dans les entrepôts de ces gigantesques centres de distribution où des milliers d’objets sont stockés, puis déstockés, packagés, enfilmés, transportés, affectés et expédiés. Spectacle qui méduse autant que de regarder des chemins de fer modèle réduit se déplacer sur des rails, changer d’aiguillage, s’arrêter… Ils sont fascinants ces bras robotisés qui vont saisir délicatement les objets à expédier et les placent dans des nacelles qui vont les porter vers des boîtes. Fascinants, ces chariots qui suivent des trajectoires, qui tournent, s’arrêtent, se retournent, attendent qu’on les charge (les bras articulés). Pureté des formes, couleurs vives correspondant à des signalétiques efficaces. Rigueur des mouvements où rien de discordant ne vient interrompre les flux d’objets, les mouvements gracieux de machines capables de saisir, tourner, présenter, peser. Que voir dans ce ballet étonnant d’où l’homme a été expulsé, trop faible, trop lent et aussi trop intelligent pour des tâches aussi ancillaires lui soient confiées ? Que comprendre si ce n’est que l’intelligence humaine est à l’œuvre comme elle l’a été depuis la nuit des temps, pour simplifier l’existence, alléger les tâches, automatiser ce qui est infime et cependant indispensable : porter, rassembler, collecter, affecter, déployer.  

 

J’y ai vu une sorte de danse pas loin d’être féérique, un rêve qui se déroulait, en multiples couleurs simples, en machines propres et lumineuses dans des environnements propres et lumineux. Rien à voir avec les machines dévoreuses, baveuses et sales qu’on aime à montrer pour dénoncer la déshumanisation du travail.

 

Pourtant, je me souviens de ce même ballet dans une usine de traitement des poulets, depuis l’accrochage tête en bas de milliers de volatiles sur les crochets d’une chaîne transfert adaptées, qui déplaçait les bestioles entre différents automatismes, depuis ceux qui coupent les têtes, ceux qui plument, les autres qui dépècent etc… tout aussi fascinant de rapidité, netteté, clarté, luminosité… Et aussi, cet autre spectacle sur les docks du port de Rotterdam, où des milliers de gigantesques containers sont manœuvrés pareils à des plumes par des grues fantastiques qui déplacent, placent, bougent, mouvementent sans cesse des millions de tonnes, avec l’élégance d’une danseuse sur patin à glace…

 

Un peu plus loin, une autre proposition d’images est exactement à l’opposé de celle qu’on vient de décrire.  Le revers de la médaille où le noir surgit après que le blanc, le lumineux et le clair aient posé une vision sereine et captivante.

 

Ici, ce ne sont pas des objets qui sont transférés. Ce sont des êtres humains qui dans ce processus semblent tous les mêmes, habillés de la même façon. Pas de robots pour les déplacer, pas de machine pour transférer. Ils sont autonomes. Ils le font d’eux-mêmes. Pas de fils électriques pour leur apporter énergie et fluides. Ils ont l’énergie en eux-mêmes et aussi les fluides, sang et le reste. Ils avancent dans ce qu’on pourrait assimiler à un dédale. En fait, comme pour le cas des machines transfert, ce sont des cheminements prédéfinis, encadrés, avec des croisements et embranchements qui offrent des orientations et des directions. Les être humains qui sont engagés dans le dédale, se séparent, se regroupent, se divisent selon des critères que nous ne connaissons pas, pas davantage ne les connaissions-nous lorsqu’il s’agissait de machines transferts. Peut-être les instructions sont-elles, comme dans le cas de ces dernières, engravées dans les circuits nerveux, neuronaux de tous ces hommes qui suivraient donc non pas des ordres hurlés dans des haut-parleurs mais des instructions engravées dans les cerveaux.

 

On regarde ces mouvements qui paraissent aussi ordonnés que ceux des machines transferts. Les hommes avancent, tournent à droite ou à gauche, s’accumulent parfois en queues qui, très vite, sont résorbées par de nouveaux aiguillages….

 

D’autres images, d’autres points de vue…

 

Que je commenterai plus tard.


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