Parmi les exercices d’assouplissement mental, il y a le fameux « Je me souviens ». Il peut être chargé d’histoire du monde « Je me souviens quand César s’écria
alea jacta est », ou « quand Richard III, paniqué, cherchait partout qui lui donnerait un cheval ». Il peut être chargé d’histoires intimes « Je me souviens quand grand-père
faisait des contrepèteries », « Quand mes frères et moi avions fait un feu de joie dans la pinède ». Mais aussi, et c’est probablement, dans ce cas que son rôle sanitaire est le
plus fort, il peut être chargé d’absurde et de tragique. « Je me souviens que j’avais des ailes », « Je me souviens quand maman a inventé le fil à couper le
beurre ».
Et il y a les souvenirs où l’absurde côtoie l’intime et vient télescoper l’histoire du monde. C’est le cas d’un « Je me souviens » qui touche à la liberté de
circuler et de se conduire soi-même : « A Paris, je me souviens des trottinettes renversées qu’on ramassait à la pelle comme les feuilles mortes ». Je me souviens… et j’ai envie de
poursuivre : « Dans ce temps là, la vie était plus belle ». C’est qu’on était libre, libre, libre enfin !
Bien sûr, me direz-vous les trottinettes n’avaient pas attendu les espagnoles à claquettes pour faire de petits tours dans les rues de Paris. Il y a quelques années,
progressivement, comme une invasion enjouée, les trottinettes avaient commencé leur manège, propulsées par des enfants. Une invasion menée par des enfants est un déferlement comme la pluie qui
devient torrent : quand on s’en aperçoit, il est trop tard. Puis, l’invasion devint une contagion. Enfin, vint la trottinette électrique : pareille au smartphone pour l’internet,
elle fit de l’engin un moyen d’accéder à la vraie liberté d’aller et de venir.
Aller partout, absolument partout. Vous les avez vus ces conquérants de l’absolue liberté. Droits comme des « i » , maintien élégant, un pied solidement arrimé
et calé sur une belle tension du mollet. Vous avez vu comme le démarrage de l’engin était gracieux : quelques coups de pied pareils à ceux que donnent les conducteurs des attelages de chiens
du grand nord quand ils ont décidé de mettre la meute en branle. L’autre pied souplement posé sur la semelle de l’engin donne à l’ensemble l’allure distante mais gracieuse, attentive mais
légèrement désinvolte, de l’aurige conduisant le char de l’imperator vainqueur. Et, pour couronner le tout, vous avez sûrement été touchés par la grâce de ce mouvement du pied pour relancer
l’appareil, si proche de ce coup de pagaie supplémentaire pour renforcer la course de la pirogue qui remonte le fleuve Amazone.
Vous avez vu comme les trottinetteurs évoluaient librement, sans se préoccuper de tout ce qui se déplace dans l’espace public. Frôlant avec légèreté le passant lent et
pataud qui s’en rend compte trop tard. Fluide comme l’huile, se glissant au sein des troupes de citadins ahanant maladroitement vers les transports en commun. Libres, répétons-le, de ne pas
respecter des réglementations faites pour les autres, de rouler dans n’importe quel sens au sein de files entières d’automobiles poussivement contraintes de se suivre les unes les autres.
Virevoltant entre deux voitures, trois camionnettes et un camion-poubelle pour enfin griller sans remord un feu rouge devant les veaux à l’arrêt.
Libre, de ne pas même s’intéresser à ceux qui parfois s’essaient à ralentir sa progression. Libre d’arborer un regard indifférent et de filer vers des horizons connus de lui
seul. Libre d’interrompre sa course au moment où il le souhaite ; n’importe où s’il le désire. Vous l’avez vu, libre absolument, se libérer de l’instrument de sa liberté ; vous l’avez
envié de pouvoir jeter l’engin comme on se déprend de chaussures usées ou se débarrasse d’un mouchoir jetable. Les pieds maintenant bien calés sur la chaussée, il aura laissé tomber son
morceau de ferraille parmi les morceaux de ferraille du même genre ; ou même, suprême liberté, il l’aura jeté dans le caniveau ou dans la Seine et, libéré, aura poursuivi sa route, plus
libre que jamais.
C’est cette liberté, cette poésie aussi, que des édiles de Paris ont fait condamner récemment.
Tapie a-t-il été surnommé,
Corleone le Petit ?
On aurait pu intituler cette nouvelle série sur Netflix : « Tapie, le retour » . On aurait pu ajouter « 1 » pour montrer que, en cas d’audience
massive, on continuerait l’histoire. Cela n’aurait rien eu d’extravagant. Le Parrain a bien été suivi par deux films dont le succès n’a rien eu à envier au premier. Mais, voilà, cela aurait
de la facilité. « Le retour » ? Il y a tant de gens qui n’ont pas envie de le voir revenir ! Il y avait déjà, chez Tapie, une façon de chewing-gum qu’on arrive pas à décoller
de la chaussure! Un retour aurait été vraiment excessif. Alors, quoi, comme titre ? Un titre ça fait vendre. Un bon titre ça peut faire vendre beaucoup. Par exemple : si Mitterrand
n’avait pas intitulé son bouquin, « La paille et le grain », laissant penser qu’il se livrait à un récit (amoureux) sur la France Agricole, celle dont il aimait dire « elle ne
ment pas »**, il n’en aurait pas vendu un exemplaire.
Un titre, donc, ça doit secouer. Mais pas pour dépoussiérer même si Tapie commence à sentir la naphtaline. Allez, on essaie un autre titre ? Surtout on évite les
titres qui sont déjà pris : « Mort d’un pourri », ou « Tirez les ficelles » par exemple.
Et puis, « il faut raison garder » comme disent les journalistes sur les plateaux-télé. Est-ce vraiment la faute à Tapie s'il a été Tapie ? Reconnaissons
que l’individu, par ses parents, sa famille, son lieu de naissance aurait naturellement dû rester dans l’ombre. En France, on peut tomber de haut, c'est rare; on peut monter de bas mais
c'est tout aussi rare. Alors la question devient incontournable : d’où vraiment est-il venu ? Pourquoi a-t-il été Tapie et pas, au hasard, Pinault ou Arnaud, ou même Bolloré. (Tapie
aurait tant aimé qu’on dise de lui, ce qu’on disait de Bolloré, qu’il était le « petit prince de la finance ») ? Pourquoi, lui Tapie, s’est-il trouvé emporté dans un
maelstrom de scandales ? Pourquoi, détenant le pouvoir de battre monnaie, s’est-il vu accusé de faux monnayage ? Qui paye ses dettes s’enrichit dit-on : on ne pouvait pas lui
faire ce reproche d’enrichissement poursuivi qu’il fut toute sa vie pour cause de dettes impayées, par les banques, le trésor public et peut-être même son épicier ?
Toutes ces questions, on a raison de se les poser plutôt que de s’acharner à dénoncer en Tapie le prévaricateur, le concussionnaire, le corrupteur, le truqueur etc pour ne pas
dire le voleur. Tant d’accusations pour un seul homme, c’est trop d’accusations or, le dicton est là pour remettre les choses en place: « trop d’accusations tue l’accusation ». Donc,
foin d’accusations ad hominem. Il faut contextualiser l’individu ; le replonger dans le bain des mouvements sociaux, des passions politiques et de ces jeux où on joue à perdre les
hommes les meilleurs en cas de besoin.
On a posé la question : pourquoi a-t-il été Tapie ? Projetons nous dans la lumière de la société française de la fin du siècle dernier ? Tapie était un homme fin
de siècle. Et, c’est très lourd à porter une fin de siècle. Vous imaginez-vous vous exclamer : « ce siècle n’en avait plus que pour deux ans ! » ? Or, justement, en cette
fin de siècle, on vit des nuages recouvrir la France et dans leur ombre prospérer le vice et dépérir la vertu. Comment pouvait-on demeurer vertueux quand le mensonge régnait et les mœurs se
dissolvaient ? On dit que les poissons pourrissent par la tête. Or, Tapie était si proche de cette tête! Pendant qu’il s’y dévouait, se jouait sous ses yeux la tragédie du mensonge. Un
mensonge d’Etat est-il un mensonge humain ? la maladie qu’on cache, les femmes qu’on multiplie, les enfants qu’on recèle, les écoutes qu’on instaure, les lois qu’on dévoie, les favoris qu’on
comble, tour mensonges d'Etat? Cela ne pouvait pas ne pas dérouter, désorienter et diviser l’homme le plus équilibré.
Tapi au sein de ce milieu trouble, tout au fond de ces eaux glauques, d’où tous repères étaient perdus, pouvait-il ne pas être Tapie? Dupont lui-même n’aurait pas pu
résister, ne parlons pas de Durand, et de tous ces gens sans importance, ceux du bas, qui faute de lunettes ne lèvent pas les yeux vers le soleil. Tous ceux-là, auraient pu être des Tapie, élus
par hasard et soumis à Moïra*** bien davantage qu’aux dieux.
Comment, dans ces conditions, oser refuser de devenir ministre de la ville, patron de l’OM, président d’Adidas ? Ne peut-on pas enfin comprendre que, pour
Tapie, l’attitude du Crédit lyonnais était incompréhensible: le banquier qui avait failli poursuivant l’homme qui avait servi. (s'était servi? )
Allons, quittons ce désir de comprendre et retournons au cinoche. Il n’est pas innocent que le copain de l’arsouille ait voulu faire l’artiste. Un moyen comme un autre de ne
pas être ce qu’on est ou d’essayer d’être ce qu’on n’est pas. Pendant des semaines il a joué le rôle d’un voyou, Randall Patrick McMurphy, victime du monde d’oppression totale qu’il avait
malencontreusement choisi.
Très Tapie finalement, qui n’a jamais admis que si on joue, on peut aussi perdre.
*Les Pensées du Pseudo ont été publiées par les Editions
des Routes de la Soie **Si ce n’est pas de lui, c’est donc de son parent ** *La moïra est la part de vie, de bonheur, de malheur, de gloire, etc., assignée à chaque mortel
par le Destin et à laquelle les dieux mêmes ne peuvent rien changer. (wikipédia)
Les Français ont peur du noir
Etrangement, dans ce pays où Dieu lui-même est heureux (le célèbre « Leben wie Gott im Frankreich »), les Français ne le sont pas. La béatitude divine ne vaut pas pour le Français,
esprit fort par excellence. Il la rejette. Souvenez-vous de la signature de Voltaire, toujours suivie d’un vigoureux Écr.l’inf. « Ecrasons l’infâme » qui n’était autre que l’Être
suprême.
Tentons d’argumenter simplement : les Français ne sont pas heureux parce que, franchement, il n’y a pas grand-chose d’heureux dans ce bas monde. La terre tremble, tue et détruit, le ciel pleut,
fait torrent, qui dévale, tue et détruit, les Russes, bombardent, tuent et détruisent, le virus du covid… la drogue etc etc. Les optimistes diront que c’est un mauvais moment à passer. Ceux qui
sont pétris de religion nous rappelleront que Job n’avait pas l’air très frais à de certains moments de son existence. D’autres, que j’ai bien connus, n’hésitaient pas à invoquer le flot du
temps : « Aujourd’hui, je sais, ce n’est pas drôle, mais demain, tu sais, le seigneur te le rendra ».
En France, ça ne marche pas. On ne peut pas tenir de propos lénifiants où le malheur est affaire de circonstance. D’ailleurs, les Français, ont l’histoire pour eux. Ils connaissent « Les
malheurs des temps » et écrivent des ouvrages savants pour expliquer que de quelque côté qu’on se tourne, le malheur est là. Même pas caché. Triomphant et arrogant. J’ai un jour lâché qu’il
suffisait de penser à Azincourt. En vérité, j’aurais dû commencer plus avant dans notre belle histoire et montrer que cette catin d’Aliénor d’Aquitaine avait lancé le bouchon du malheur en
donnant quelque consistance à la gelée anglaise.
J’aurais dû insister sur la capacité malsaine des Français à trouver dans le malheur un plaisir douteux et des admirations tordues. Exemple : l’amour porté par les livres d’histoires et
nos grands orateurs réunis à ce grand imbécile de François 1er. Le loser par excellence : n’a-t-il pas réussi à perdre l’Italie, à être arrêté et emprisonné, à utiliser ses
enfants et les mettre en prison pour que, lui, puisse aller s’éclater avec sa Diane. Et voilà nos hommes politiques, sourire enchanté aux lèvres qui chantonnent quand ils se ramassent des
vestes :« Tout est perdu fors l’honneur ».
Incroyable qu’il y ait des Français qui s’imaginent qu’il reste de l’honneur quand on a tout perdu. Preuve supplémentaire de l’incapacité des Français à fabriquer du bonheur. Ce n’est pas demain
qu’ils défileront comme les Américains en chantant « Tout est gagné, fors l’honneur ». Il faut tristement le reconnaitre, écrasés par la défaite, les Français se vautrent
voluptueusement dans les attitudes nobles, : Louis-napoléon qui refile noblement son épée à Guillaume, c’est comme Chantecler qui salue le soleil les pieds dans la merde.
Faut-il essayer de comprendre ? D’où nous vient ce goût insane pour le malheur ? Comment se fait-il que Dieu puisse se tromper à ce point quand il déclare à qui veut l’entendre qu’on ne
peut pas être plus heureux qu’en France ? Peut-être les Français ne peuvent-ils tranquillement profiter de ce dont Dieu se réjouit car, tout autour d’eux, s’accumulent médisances,
méchancetés et menaces. Si on ne peut pas jouir plaisamment de toutes les qualités dont on est pourvu, on est nécessairement malheureux. C’est l’effet d’un mécanisme psychologique et aussi
psycho-historique qu’on nomme « la spirale infernale du bonheur » et qui s’exprime ainsi : dès qu’on s’approche d’un bonheur auquel on a droit, celui-ci ne cesse de
s’échapper toujours plus profondément hors de portée de ceux qui le méritent.
Le résultat, vous le connaissez : la France est le pays le plus déprimé du monde. La consommation d’anti-dépresseurs y est considérable*. Et aussi, les Français sont, dans le monde, les
êtres humains qui ont le plus peur du noir. Si vous mettez un Français dans un tunnel en lui disant que la lumière est au bout, vous n’obtiendrez rien d’autre qu’un long hurlement de bête
blessée. Je suis sûr que vous ferez de vous-même le lien avec la multiplication des éclairages municipaux jusque dans les bourgades les plus reculées. Les communes dépensent des fortunes pour
repousser l’obscurité et ses menaces latentes et apaiser les craintes de leurs concitoyens**.
Les preuves de la souffrance des Français dans l’histoire, leur misérable passion pour le malheur sont ainsi démontrées positivement. On les démontrera aussi par l’absurde : les Français en
ont parfois appelé avec force et intensité aux « lumières ». Or, chacun sait que les choses qu’on invoque véhémentement sont celles qui ont toujours fait défaut. Cf la liberté dans les
pays communistes.
Et pourtant, malgré la tristesse dont il contamine ses habitants, ce pays continue d’exister. Il est vrai que Louis le Pieux n’aurait pas dû aveugler son neveu. Il est vrai aussi qu’il s’en
confessa. Et c’est comme ça depuis plus de 1000 ans. Ça donne le mouron, on ne peut pas le nier, mais au moins les Français ont une histoire à raconter, contrairement aux nations heureuses qui
finissent toujours par être oubliées.
* Notons que la consommation d’anti-dépresseurs a explosé au moment où la consommation d’alcool s’effondrait
** Rien à voir avec la multiplication des ronds-points : ceux-ci renvoient symboliquement à une des rares périodes heureuses de l’enfance des Français, les tours de
manège.