Deux mains, la liberté
Il est étrange ce goût des hommes de théâtre pour
les costumes nazis. Peut-être est-il venu à remplacer les culottes à la française et les pantalons tricolores ? Il faudrait actualiser les drames qu’on a vécu ? Il
faudrait savoir exploiter les débris que l’histoire laisse tout au long de son cours ? Ce serait ainsi qu’il faudrait comprendre la pièce mise en scène au Studio
Hébertot « Deux mains , la liberté ». Coïncidence ou décret de la fatalité, au théâtre du même nom, on joue une excellente pièce, « le Repas des Fauves » où le
deus ex machina est un officier SS. Coïncidence ou obsession ?
Peu importe, le sujet ici est cette pièce qui
oppose deux personnalités fortes : Heinrich Himmler, le célèbre Reichsführer nazi, et son médecin, Félix Kersten. Le thème est simple et la relation entre les
deux hommes l’a été tout autant. Kersten était très précieux pour le Reichsführer qui souffrait de douleurs violentes au ventre. Kersten arrivait à l’en
soulager par des massages dont il était un remarquable praticien. Il en recueillit la reconnaissance la plus vive, la plus chaleureuse et, finalement, au fil des
ans, la plus amicale de son très redouté patient.
Kersten, totalement étranger à la doctrine nazi,
en profita pour obtenir des faveurs, modestes au début puis de plus en plus importantes de la part du Reichsfürher : des grâces pour des condamnés, des
juifs en particulier. Il lui est crédité d’avoir ainsi sauvé la vie de plus de 100 000 personnes.
Voilà donc l’histoire telle qu’elle est
interprétée dans cette pièce de théâtre inspirée par de nombreux ouvrages sur Félix Kersten et sa relation avec Himmler.
La pièce est jouée sans pathos ni emphase, ce qui
est bien: si Kersten avait des idées humanistes, il n’a jamais été démontré qu’il les avait manifestées vigoureusement lors de ses contacts avec Himmler. Et
Himmler de son côté se souciait surtout des soins de son médecin. Au fur et à mesure que la pièce se déroule, ce ne sont pas des débats d’idées qui sont montrés
mais la construction d’une amitié entre un patient et son médecin et les marchandages de Kersten.
On montre un Kersten attentif et prudent faisant
face à un Himmler de plus en plus, trop, amical au point de témoigner que son médecin est son vrai et seul ami.
Il est étrange ce goût des hommes de théâtre pour
les costumes nazis car, celui qui porte cet uniforme, celui-là qui est l’homme le plus redouté et le plus morbidement mortifère de l’Allemagne nazie, est montré
comme un brave type sympathique drôlement content d’avoir rencontré un bon médecin qui lui a enlevé le tourment de ses douleurs gastriques. Et on finit par le
trouver bon gars, ce Reichsführer qui sait se mettre en quatre pour écarter les menaces qui pèsent sur son médecin : les amis du Reichsführer sont les ennemis de
beaucoup d’autres. Bien sûr, il mégote sur les listes « d’amis » de Kersten que celui-ci lui demande de gracier. Ca s’arrange toujours: il en retranche
quelques-uns, mais l’un dans l’autre, il en gracie un bon nombre. On a presque envie de le suivre quand il fait remarquer à Kersten que le nombre de ses amis
devient de plus en plus incroyable.
Le personnage Himmler ne fait pas sursauter, tout
au long de la pièce, il se montre comme un charmant « monsieur tout le monde », en un peu plus autoritaire, et quand il lui arrive de sortir des atrocités, citant
Hitler ou manifestant ses propres convictions, c’est comme si cela venait d’un ami qui échange des trucs professionnels avec son meilleur
copain.
C’est là qu’on peut trouver étrange ce goût des
hommes de théâtre pour les costumes nazis : sous le harnachement, ils font apparaître un homme, un brave type d’homme avec ses soucis gastriques. Comme si cet
homme se réduisait à quelques douleurs physiques. Comme s’il était comme nous tous qui sommes bien prêts à aimer les gens qui nous soulagent. A cette aune,
nous serions un peu comme Himmler et Himmler serait peut-être bien comme nous? Gentiment banal et plein d’affection pour un cher médecin Félix Kersten.
Tout du long de cette pièce de théâtre, on sent un certain malaise: Himmler nous ressemblerait-il à ce point?
NB : je ne commente pas le Titre : « Deux mains, la
liberté ». S’il dit bien ce qu’il veut dire : les mains du masseur sont l’instrument de la liberté pour des milliers de personnes, il y a aussi un jeu de mot qui
est de trop.
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