Soliloques sur le vaste monde , novembre 2023

Le goût étrange des hommes de théâtre pour les personnages dans des costumes nazis

Deux mains, la liberté

 

Il est étrange ce goût des hommes de théâtre pour les costumes nazis. Peut-être est-il venu à remplacer les culottes à la française et les pantalons tricolores ? Il faudrait actualiser les drames qu’on a vécu ? Il faudrait savoir exploiter les débris que l’histoire laisse tout au long de son cours ? Ce serait ainsi qu’il faudrait comprendre la pièce mise en scène au Studio Hébertot « Deux mains , la liberté ». Coïncidence ou décret de la fatalité, au théâtre du même nom, on joue une excellente pièce, « le Repas des Fauves » où le deus ex machina est un officier SS. Coïncidence ou obsession ?

Peu importe, le sujet ici est cette pièce qui oppose deux personnalités fortes : Heinrich Himmler, le célèbre Reichsführer nazi, et son médecin, Félix Kersten. Le thème est simple et la relation entre les deux hommes l’a été tout autant. Kersten était très précieux pour le Reichsführer qui souffrait de douleurs violentes au ventre.  Kersten arrivait à l’en soulager par des massages dont il était un remarquable praticien. Il en recueillit la reconnaissance la plus vive, la plus chaleureuse et, finalement, au fil des ans, la plus amicale de son très redouté patient.

Kersten, totalement étranger à la doctrine nazi, en profita pour obtenir des faveurs, modestes au début puis de plus en plus importantes de la part du Reichsfürher : des grâces pour des condamnés, des juifs en particulier. Il lui est crédité d’avoir ainsi sauvé la vie de plus de 100 000 personnes.

Voilà donc l’histoire telle qu’elle est interprétée dans cette pièce de théâtre inspirée par de nombreux ouvrages sur Félix Kersten et sa relation avec Himmler.

La pièce est jouée sans pathos ni emphase, ce qui est bien: si Kersten avait des idées humanistes, il n’a jamais été démontré qu’il les avait manifestées vigoureusement lors de ses contacts avec Himmler. Et Himmler de son côté se souciait surtout des soins de son médecin. Au fur et à mesure que la pièce se déroule, ce ne sont pas des débats d’idées qui sont montrés mais la construction d’une amitié entre un patient et son médecin et les marchandages de Kersten.

On montre un Kersten attentif et prudent faisant face à un Himmler de plus en plus, trop, amical au point de témoigner que son médecin est son vrai et seul ami.

Il est étrange ce goût des hommes de théâtre pour les costumes nazis car, celui qui porte cet uniforme, celui-là qui est l’homme le plus redouté et le plus morbidement mortifère de l’Allemagne nazie, est montré comme un brave type sympathique drôlement content d’avoir rencontré un bon médecin qui lui a enlevé le tourment de ses douleurs gastriques. Et on finit par le trouver bon gars, ce Reichsführer qui sait se mettre en quatre pour écarter les menaces qui pèsent sur son médecin : les amis du Reichsführer sont les ennemis de beaucoup d’autres. Bien sûr, il mégote sur les listes « d’amis » de Kersten que celui-ci lui demande de gracier. Ca s’arrange toujours: il en retranche quelques-uns, mais l’un dans l’autre, il en gracie un bon nombre. On a presque envie de le suivre quand il fait remarquer à Kersten que le  nombre de ses amis devient de plus en plus incroyable.

Le personnage Himmler ne fait pas sursauter, tout au long de la pièce, il se montre comme un charmant « monsieur tout le monde », en un peu plus autoritaire, et quand il lui arrive de sortir des atrocités, citant Hitler ou manifestant ses propres convictions, c’est comme si cela venait d’un ami qui échange des trucs professionnels avec son meilleur copain.

C’est là qu’on peut trouver étrange ce goût des hommes de théâtre pour les costumes nazis : sous le harnachement, ils font apparaître un homme, un brave type d’homme avec ses soucis gastriques. Comme si cet homme se réduisait à quelques douleurs physiques. Comme s’il était comme nous tous qui sommes bien prêts à aimer les gens qui nous soulagent. A cette aune, nous serions un peu comme Himmler et Himmler serait peut-être bien comme nous? Gentiment banal et plein d’affection pour un cher médecin Félix Kersten. Tout du long de cette pièce de théâtre, on sent un certain malaise: Himmler nous ressemblerait-il à ce point? 

NB : je ne commente pas le Titre : « Deux mains, la liberté ». S’il dit bien ce qu’il veut dire : les mains du masseur sont l’instrument de la liberté pour des milliers de personnes, il y a aussi un jeu de mot qui est de trop. 

 

Le rôle civilisationnel du rétroviseur

 
Regardant presque machinalement une bande annonce récente sur l’épopée napoléonienne, il m’est revenu à l’esprit une anecdote mentale : je regardai pour la énième fois « Waterloo » ce film réalisé de main de maître, par Sergey Bondarchuk, et pour la énième fois, je vis Grouchy qui arrivait au bout de la lunette de Napoléon. L’Empereur allait, enfin, culbuter l’Anglais, puis traiterait le Prussien comme il le méritait. La paix serait décrétée à Vienne ou le prince de Bénévent ferait merveille. L’Empire récupérerait peu ou prou sa dimension initiale, celle de Charlemagne….

Et puis, à chaque fois, je me réveillai au moment où « La Déroute, géante à la face effarée » réduisait ce qui n’était finalement ni un rêve, ni un cauchemar, mais tout au plus une réminiscence trouble perturbée par le mythe du grand Empereur et celui de ses conquêtes.

A chaque fois, je m’en voulais de cette faiblesse. D’où venait-il que mon esprit voire mon âme tremblassent d’émotion et de fureur enthousiaste ? Comment pouvais-je encore m’imaginer courant au devant de Grouchy pour qu’il prenne vite la bonne direction.

On répondra que justement un mythe avait été construit par tous ceux qui, Français et même étrangers, ne voulaient pas oublier que la France avait dominé le monde. On voulait croire que le monde avait été français donc beau et meilleur. Le temps passant, on voulait penser que ce souvenir ne fanerait pas. On voulait se plonger dans ce temps-là rayonnant de médailles et résonnant de mots à graver dans le bronze.

Les peuples ne savent pas accepter les défaites et s’acharnent à souffler sur des braises qui refroidissent en cendres espérant maintenir la flamme du souvenir.

Et voilà que l’Europe ne cesse de se souvenir et ne veut pas quitter le bon vieux temps et ses gloires du passé. Poutine, se réclame de Staline, monstre qui pendant près de cinquante ans peaufina une société monstrueuse. Aimée et loin d’être rejetée par la multitude russe est d'un gigantesque syndrome de Stockholm. On entend, dans l’Est de l’Allemagne, monter une plainte étonnante, celle des « Ossis » qui ont se plaignent d'avoir perdu un mode de vie dont on avait pensé qu’il les écrasait. Plus grave, toujours en Allemagne, les souvenirs de l’empire en ses différentes versions, tambourinent dans les esprits et battent le rappel des belles images d’unanimité victorieuse : les messes laïques de Nuremberg font encore chavirer les esprits. En Hongrie, écrasée en son temps par le camarade Staline et redressée par ses séides, le souvenir s’est fait affectueux envers les anciens tortionnaires. Partout dans le monde, le souvenir porté par ces mythes est ravageur et écrase l’invention du futur.

On ne changerait donc pas les sociétés sauf à recourir aux méthodes violentes et nécessairement longues du lavage de cerveau. On change encore moins les sociétés qui ne veulent pas qu’on les débarrasse des pesanteurs du passé. Mille ans après, les croisades sont toujours incrustées dans l'esprit de leurs victimes. Les rédemptions démocratiques, une fois passée la paillette des rêves retournent vite aux bons vieux totalitarismes qui avaient ce mérite de ne pas encombrer les sociétés avec des débats incessants, des majorités d’opinion difficiles à rassembler et des « excès de droits de l’hommisme ».

De même que, depuis Babel on sait que les langues divisent, on sait aujourd’hui que la liberté peine à rassembler.

 


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