Mandaté par le gouvernement français pour faire le point sur la conquête de l’Algérie, Alexis de Tocqueville rendit successivement à plusieurs années d’intervalle deux rapports d’une lucidité et d’une honnêteté exceptionnelle.
Dans ce rapport, un rappel à la domination turque vaut leçon au profit de tous ceux qui ont critiqué la politique française en Algérie : quand la France prend pieds en Algérie, celle-ci est une « possession » turque depuis la fin du XVIème siècle. Les Turcs ont donc « administré » l’Algérie deux fois plus longtemps que les Français. En fait d’administrer, ils ne conçurent pour leur « possession » que le plus grand mépris et s’organisèrent pour la piller le plus tranquillement du monde.
Evidemment quand les administrés manifestaient leur mécontentement, ils étaient massacrés.
Les Algériens n’attendent pourtant aucune repentance de la part des Turcs. C’est sûrement dû au fait que les massacres entre Musulmans ne sont que des manifestations de virilité expansive et, en aucune façon, des rapports de haine et d’extermination.
Algérie et turcs
Après vous avoir parlé des deux races principales qui peuplent l'Algérie, il est bon, Monsieur, de finir par vous dire un mot d'une troisième qui n'y existe plus, mais qui pendant trois siècles y a obtenu une puissance prépondérante, je veux parler des Turcs.
Lorsque les Espagnols eurent chassé les Arabes de la péninsule ibérique, ils ne tardèrent pas à les suivre jusque sur les côtes de l'Algérie. Ceux-ci appelèrent à leur secours les Turcs alors à l'apogée de leur puissance et de leur gloire, qui, après avoir vaincu les chrétiens et s'être emparés d'Alger, se déclarèrent les maîtres de ceux qu'ils étaient venus défendre.
Ne vous imaginez pas, Monsieur, que les Turcs, conquérants d'Alger et d'une partie de la Régence, aient voulu y fonder un empire pour leurs descendants. Nullement. Ces Turcs étaient si fiers d'eux-mêmes et de leur pays qu'ils méprisaient leurs propres enfants, qui étaient nés de femmes arabes. Préférant leur race à leur famille, ils ne voulurent donc point ne se recruter parmi leurs fils. Mais tous les ans ils envoyèrent en Turquie chercher de nouveaux soldats. Les choses ainsi établies se continuèrent. Il en était encore de même en 1830. Chaque année, la race dominante allait se recruter sur la côte d'Asie, laissant tomber dans l'obscurité et dans l'impuissance ses propres enfants.
Il faut, Monsieur, vous dire quels étaient les principes et les moyens de gouvernement de ces Turcs. Cela est nécessaire pour comprendre tout ce qui est arrivé depuis que nous avons pris leur place.
Les Turcs, dont le plus grand nombre habitait Alger, y formaient une milice peu nombreuse, mais très brave et fort turbulente à laquelle appartenait le droit de choisir le chef du gouvernement. C'est dans son sein qu'étaient pris la plupart des fonctionnaires civils et tous les fonctionnaires militaires.
Ces Turcs formaient donc un corps aristocratique et ils faisaient voir les défauts et les qualités de toutes les aristocraties. Pleins d'un immense orgueil, ils montraient en même temps un certain respect pour eux-mêmes qui les faisait parler et presque toujours agir avec noblesse. Du reste, ils ne s'inquiétaient guère que des intérêts de leur corps, méprisant fort tout ce qui lui était étranger.
Quant à ce qu'ils appelaient leur gouvernement, voici en quoi il consistait :
Les Turcs essayèrent de réduire les tribus cabyles. Mais ils ne parvinrent à faire reconnaître que par un très petit nombre leur souveraineté. Toutes les autres se retranchèrent dans leurs montagnes et y restèrent inaccessibles.
Je présume que c'est le voisinage continuel de ces Turcs qui a fait adopter aux Cabyles cette maxime fondamentale dont je parlais plus haut en vertu de laquelle on coupe la tête à tous les étrangers qui viennent se promener sur les penchants de l'Atlas.
La domination turque s'établit plus aisément sur les Arabes qui, comme je vous l'ai dit, vivent dans des plaines ouvertes. Voici comment ils s'y prirent : cinq à six mille Turcs renfermés dans Alger n'auraient pu seuls réduire ces tribus mobiles qui fuient à l'approche de la main qui veut les saisir. Mais il ne se serait jamais établi de tyrannies si les oppresseurs ne trouvaient point parmi les opprimés leurs instruments. Les Turcs distinguèrent certaines tribus auxquelles ils concédèrent des privilèges et une grande indépendance à la condition de les aider à asservir les autres. De plus, dans les tribus mêmes sur lesquelles s'appesantit leur joug, ils s'attachèrent par des moyens analogues, surtout par l'exemption de l'impôt, la plupart des membres de cette aristocratie militaire dont je vous ai entretenu plus haut. De cette manière ils purent se servir des Arabes pour dominer les Arabes.
….Il ne faut pas croire, Monsieur, que l'argent levé de cette manière servît, ainsi que cela se pratique ou du moins semble se pratiquer chez toutes les nations civilisées, à assurer la tranquillité et la prospérité de ceux qui le payaient. La presque totalité entrait dans les coffres du Dey ou revenait à ses soldats.
Les Turcs avaient cependant fait quelques tentatives fort incomplètes pour établir au sein des Arabes quelque chose qui ressemblât à une administration publique…
Les Turcs avaient employé un autre moyen pour s'assurer des villes. Ils y entretenaient une garnison qu'ils avaient soin de renouveler souvent. Les soldats ainsi détachés se mariaient avec des femmes arabes et ils en avaient des enfants. Les enfants qui naissaient en Algérie d'unions de Turcs et d'Arabes avaient un nom particulier, ils s'appelaient coulouglis et formaient une race distincte des deux autres. Les Turcs, sans accorder aux coulouglis une part dans le gouvernement ni une place dans leur milice, leur assuraient cependant par des privilèges une position prépondérante qui les attachait au gouvernement et séparait leurs intérêts de celui du reste des gouvernés. Ces coulouglis formaient donc dans les villes où ils avaient pris naissance une population amie, sur laquelle on pouvait compter, et qui se défendait aisément pour peu qu'on ne l'abandonnât pas entièrement à elle-même.
Vous en savez déjà assez pour voir, Monsieur, que ce prétendu gouvernement turc n'était point à vrai dire un gouvernement mais une continuation de conquête, une exploitation violente du vaincu par le vainqueur. Non seulement les Turcs s'étaient établis sur les côtes d'Afrique en étrangers, mais ils avaient résolu ce difficile problème d'habiter pendant trois cents ans un pays où ils étaient toujours étrangers et où ils paraissaient sans cesse comme des nouveaux venus qui arrivent dans le but de faire leurs affaires particulières et non point pour administrer le peuple conquis.
Les réseaux, pensaient quelques idéalistes, ouvrent à la fois les portes de l’esprit et les vantaux de l’âme. On pourrait échanger. On pourrait se raconter et être entendu. On pourrait se montrer et être vu. On pourrait …
Les réseaux répondent donc à cette grande idée de Michelet, désenclaver les hommes, les sortir du village, les libérer des chaînes des opinons locales, « think global » (ça, ce n’est évidemment pas de Michelet). La noosphère était enfin en vue « tu es nous, nous sommes toi, quelle que soit ta race, ta religion, ta nation, ton village ».
On discuterait au niveau mondial. Ce serait « l’art de la conversation » poussé à son plus haut. Un art où tout le monde serait égal. Pas de ces afféteries qui ne sont comprises que par quelques privilégiés. Pas de finesses de langue, ni figures de rhétoriques, pas davantage de mots plaisants qui n’appellent que des sourires complices ; pas « l’art à la française » de la conversation, chose de l’aristocratie, quand on ne parle qu’à la condition d’être écouté par des oreilles habituées aux codes compliqués. Pas de ces joutes à fleuret moucheté où on ne fait mal qu’à l’amour-propre ou à la vanité.
Les réseaux assurent que de vrais échanges ont lieu. On a simplifié la façon de s’y prendre. Les mots pour le dire sont transformés en idéogrammes, un peu comme chez les Chinois. Et quand on n’est pas content, on interpelle directement. Genre échanges entre automobilistes. «Et va donc, le vieux». « Dis-donc, faudrait pas que tu prennes des calmants». Regarde-toi d’abord avant de causer». Michelet ne savait pas que les villes peuvent se transformer en «cités» et qu’il est des communautés plus minuscules encore « les quartiers ». Michelet, le Parisien qui se défiait des patois, dialectes et «parlers » locaux, n’avait pas voulu voir qu’à Paris même, sa ville idéale, creuset de l’Homme moderne, libre et rationnel, des sous-langages rassemblaient des sous-communautés, bien éloignées de ses idéaux de liberté et de progrès.
Sur les réseaux les aspirations à cette belle idée : « Think global » viennent se briser parce que dans tout discours marketing, le propos est suivi d’« act local ». Le marketing et ses locutions les plus éculées a trouvé ses dimensions et se répand maintenant au plus profond des sociétés. Décidément, le pauvre Michelet en aurait perdu son latin. Les réseaux ont fait exploser les personnalités, trop uniformes, trop monolithiques.
Micro-communautés, éclatement des grands ensembles humains, multiplications des monnaies, des collectivités, des groupements d’intérêts. Il fut un temps où les grands esprits dénonçaient « l’homme éclaté », déchiré entre travail et consommation, entre vérité et illusion. Un homme qui ne savait plus où essentiellement il se trouvait. Il avait perdu ses repères. Il fallait les réinventer pour le retrouver. Voilà, c’est enfin fait, l’homme qui était autrefois éclaté n’est maintenant plus qu’éparpillé. Il est multiple. Il est répandu. Il est partout. Comme un protoplasme.
Un soir sur le sable devant la mer hypocrite, un disciple du Pseudo sentit la caresse d’une douce pensée. Elle était de celles qui, au moment redouté où le jour s’efface, envahissent l’esprit et les sens de tous les hommes, plus forte encore et plus prenante lorsque le soleil se couche sur des déserts, des océans ou dans l’air transparent des montagnes.
Face à la mer, le lent naufrage du soleil troublait le disciple. Mais aussi, quelle sensation suave que le spectacle des eaux rougissantes dans le crépuscule d’un soir d’été. Combien d’esprits délicats ont-ils pu résister à la mer quand, par mille reflets sur les vagues, elle retient le soleil qui se meurt ?
Le disciple se tourna vers le Pseudo et, devant les autres disciples, il dit d’une voix douce ces mots inspirés : « Infini comme la mer ».
La voix du Pseudo claqua : « Sûrement pas ! La mer n’est pas infinie, ce n’est qu’une flaque d’eau bordée de continents ! Par où qu’on la sillonne, on en revient toujours à la terre. A ce compte, c’est plutôt celle-là qui serait infinie puisqu’on la trouve partout où on navigue, partout où on chemine ! ».
« La mer n’est infinie que pour les peintres émotionnels et vaguement romantiques. Fréquemment germaniques. Ceux-là qui font de l’alpinisme artistique et qui, pour dépeindre la grandeur de l’Homme, l’installent sur le sommet des montagnes, chavirent son regard dans le lent mouvement d’une mer de nuages et encombrent son esprit de belles méditations élevées : quand on grimpe si haut on ne peut avoir des pensées basses.
Plus lascifs et paresseux, leurs confrères en méditations solaires se plaisent à poser une femme élégante et gracile face la mer. Ils la laissent se perdre en extases devant un coucher de soleil sublime, fait de rouges intenses et de jaunes finissants. Tout est humide dans ces scènes-là : les émotions larmoyantes de la belle, pareilles à l’écume salée, se mêlent à la mer et viennent effleurer ses pieds délicats. Elle se laisse à rêver d’une nature sans borne, réceptacle et décor d’émotions sans limites, puis se fond dans la nature généreuse comme le soleil dans la mer immense. Parfois, elle s’effraie aussi, quand les vagues sont menaçantes. Mais on sait comme les tempêtes sont belles pour ceux qui sont hors d’atteinte »
Le Pseudo, s’interrompît un instant. Il riait. L’image de ce pauvre type qu’on a monté tout en haut de la montagne et de cette gourde qu’on a planté devant la mer, était d’une drôlerie rare. Redevenu sérieux, il s’efforça de poursuivre.
« Pourtant, l’infini ne se trouve ni dans la mer, ni dans les montagnes et non plus dans les airs. Aucun regard sur la nature ne nous autorise à en déduire l’infini. La pensée de l’infini vient de nous qui nous savons «finissables, inéluctablement» ou bien «indéfinissables, essentiellement». «L’infini» que quelques illuminés pensent trouver dans la nature n’est que l’excuse ou l’exorcisme de leurs insuffisances. En effet, avec un peu de courage et reléguant à une place seconde la nature et les émotions lacrymales qui lui sont associées, devrait s’imposer que le « quelque chose » de vraiment infini dans l’univers, c’est l’Homme lui-même.
«L’effroi» qu’exprimait cet écrivain d’il y a quelques siècles lui venait du renversement des valeurs venues du fond des âges : l’infini était revenu se loger dans l’Homme qui, autrefois, l’avait chassé de peur de n’être pas à la hauteur. L’effroi serait fils de cette découverte douloureuse: l’Homme n’a pas été chassé du Paradis ! Ce n’était qu’un commode mensonge qui l’a protégé pendant des milliers d’années car il lui est demeuré longtemps difficile de penser la vérité : « L’Homme pour asseoir son humanité a chassé le Paradis qui était en lui ».
Il conclut d’une voix impérieuse : «Mes disciples chassent l’infini des lieux marins, aériens ou terrestres où le commun aime à le voir».
Alors, sombre et dépité, le disciple s’exclama : « La mer se révolterait-elle en tempêtes et en Tsunami parce qu’on lui a volé son infinitude… ? »
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