Le gars qui a eu l’idée des masques devrait recevoir une sorte de prix Nobel, de la Paix, peut-être.
N’ayez crainte, je ne m’étendrai pas sur ce passionnant débat, typiquement franco-français. Les masques manquaient, les manques de masques (mais
que fait le gouvernement), les masques ne servent à rien, il faut que tous les jours, partout, on porte des masques, les masques sont un instrument
de privation de liberté, les masques sont la preuve que nous sommes solidaires, les masques coupent le désir, les masques le stimulent
etc.
La société française, la bonne, celle qui aime à discuter, celle qui veut débattre, celle qui sait
utiliser les mots, les bons, et faire des mots, des bons, avait enfin un os à ronger. Les gilets jaunes avaient été renvoyés dans leurs sam’suffit
avec un prix du pétrole effondrés. La CGT leur avait succédé, « mes retraites, mes retraites » gémissaient-ils pendant que
tranquillement, les voyageurs se défilaient laissant défiler les conducteurs sans marchandise à transporter.
Donc, voilà que poignait à l’horizon, l’ultime drame à la française : plus de sujet de
discussion, plus rien à donner en pâture aux fauves des grands plateaux, plus de vindictes élitaires, ni grands mouvements de la tête et des
avant-bras pour appuyer telle thèse démocratique, telle revendication humaniste. Traoré n’était pas encore revenu sur le devant de la scène et les
Blacks ne matteuraient pas encore.
Quand, imprévisible allié des tranches horaires médiatiques, le Coronavirus débarqua, qu’un peu plus
tard on renomma Covid-19 (alors même que nous étions dans l’année 20). La parole fut libérée. Les tristes nouvelles s’accumulèrent. Une nouvelle
triste donne souvent lieu à des commentaires animés et, n’hésitons pas, à des bons mots, des saillies, des finesses de langage. Il est des cas où
il faut savoir regarder plus qu’écouter. Coupez le son et le discours est tout aussi intense et vrai. Concentrez vous sur les visages. Vous savez
que le débat tourne autour d’une question cruelle, la sur-mortalité des vieux. Les visages font grises mines au tout début. La question est en
effet cruelle et le sujet poignant.
Vite, les visages des débattants, s’animent, les yeux roulent l’indignation, les sourcils
furibardisent en mouvements pareils aux vagues d’une mer courroucée. Les lèvres se figent parfois dans un sarcasme affûté. Vient ensuite, un
passage d’entre-soi qu’un sourire illustre, et puis un moment de bonne humeur, car même muette la tristesse qui dure, lasse. A la fin, ils sont
tout sourire.
C’est peut-être pour cette raison qu’on a inventé les masques. Dans des moments tristes, n’est-il pas
attristant que des sourires puissent pointer, que des moues peuvent, de boudeuses, devenir séduisantes. Cachez ces lèvres que je ne saurais voir si
humides, si pulpeuses, avant une contradiction finement assénée. Faites-nous oublier ces joues qui pourraient se creuser d’une fossette charmante.
Le masque nous contraint à l’essentiel : aux mots sans fards et sans fariboles. Il impose que les mots aient un sens et un seul. Il empêche
qu’un mouvement infime, du nez, pourquoi pas, des lèvres surement, vienne subrepticement ajouter son sens et dériver le flot oral vers des
bourbiers ou des enthousiasmes qui ne s’imposaient pas.
Cacher le visage, c’est revendiquer l’unicité du sens du langage. Or, que sommes-nous si nous
n’incarnons pas le langage ? Que sommes-nous si le miracle du langage est l’objet de détournement par le moyen de quelques œillades. Le
langage n’est-il pas le gardien de l’être. Quelle humanité subsistera si nous le dévoyons par quelque mimiques insolentes ou
graveleuses.
Oui, le masque s’imposait. Oui, il fallait le mettre au centre de nos pensées.
Il faudra avancer vers une couverture intégrale du visage. Les yeux sont encore trop apparents et
nous avons encore à redouter les yeux de braise, les regards innocents et les fenêtres de l’âme ouvertes à tous les vents.
Il sera alors dans le vrai celui qui avance masqué.
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