La carte n’est pas la population
Il
n’est pas de journal d’information sans plateaux télé consistant à étaler autour d’une table, un nombre indéterminé de sachants à qui il est
demandé de fabriquer de l’information en « live ». Le sachant de plateau télé a cet avantage sur le journaliste de terrain : il
n’est pas influencé par les événements bruts. Il sait prendre ses distances et s’exprimer objectivement sur des choses dont, parfois, il vient de
découvrir l’existence.
Un de ces plateaux télé était organisé autour du thème du jour : comment aider nos nouveaux amis, les Ukrainiens, dans leur combat
démocratique contre la Russie totalitaire. Les sachants du moment y allèrent de leurs conseils, invectives, requêtes, inquiétudes quand le haut
gradé militaire de service profita d’un moment de silence pour, de la voix claire et forte d’un commandant d’active, formuler une étrange
remarque : « Soyons lucides : les frontières de l’Ukraine ont connu d’amples fluctuations ! ».
Stupéfait, le journaliste présidant le plateau se reprit rapidement mais ne se hasarda pas à faire confirmer l’information par le ministère des
Armées. Il se contenta d’un « Et ? » pas trop impliquant, invitant le militaire à approfondir sa pensée. Le militaire prit un air
malin, « Les frontières ? Essayer donc de borner et délimiter de la gelée anglaise… ». Le plateau devint silencieux d’un de ces
silences que les journalistes qualifient finement d’« assourdissants ».
On passa à la météo. C’était plus sûr. Sauf que, pour des raisons obscures, la météo commença par la tempête qui, ces derniers jours, balayait les
plaines polonaises. C’est alors que l’improbable devint certain : sur l’écran, les frontières de la Pologne ne cessaient de bouger ;
elles disparaissaient, réapparaissaient, se divisaient. La Pologne se déplaçait vers la Russie, lui piquant des bouts de territoires et revenait
ensuite vers l’Ouest au détriment de l’Allemagne. Sûrement un saboteur avait voulu marquer que les frontières de l’Ukraine, comme celles de la
Pologne, étaient fluctuantes pour dire le moins, et celle de l’Allemagne aurait-on pu continuer en pensant à son cheminement chaotique vers
l’Ouest. On crut même entendre un propos innommable : « Depuis quand l’Alsace Lorraine … » ! Le saboteur (ce ne pouvait être
qu’un Russe) ayant lancé son brûlot, aurait ajouté, ironique, « Et le comté de Nice… ».
« Je croyais, lança, timidement un des sachants, quand la météo eut quitté l’écran, que les frontières ne se discutaient plus ». Les
autres, acquis au militaire, par complaisance, par manque d’imagination et surtout, par respect pour l’uniforme, se gaussèrent. Il vint même à la
bouche de l’un d’entre eux que les frontières importaient peu, l’essentiel résidant dans les populations contenues. « Rappelez-vous
l’Anschluss » ajouta-t-il en prenant un air entendu : « Le Donetsk n’est qu’une plaisanterie à côté ». A nouveau pris de court,
le président du plateau télé hésita quelques instants avant de regretter qu’il fût trop tard pour interroger le ministère des Affaires
Etrangères.
Le militaire qui n’avait pas envie qu’on lui vole la vedette rappela que la Hongrie avait quelques raisons d’être mécontente d’un traité de Trianon
qui l’avait écartée de centaines de milliers de compatriotes aléatoirement et déraisonnablement dispersés entre Roumanie, Serbie, la Croatie et
même un peu de Pologne….
Il posa un principe, comme on installe une batterie de canons Caesar : « Les peuples sont incontournables et les frontières ne sont là
que pour ratifier leurs mouvements ». Décidé à ne pas cacher la réalité, il continua son exposé en proposant une sorte de vision futuriste du
monde. Il commença par des détails, les Falkland ne seraient-elles pas plus logiquement argentines que britanniques. Les Etats-Unis, très largement
peuplés de Mexicains, devraient être prêts à en tirer les conséquences et, tenant conférence à Alamo, rendre au Mexique ce qui était sien jusqu’au
mitan du XIXème siècle.
Puis, ménageant un silence comme les grands stratèges savent ménager des espaces libres avant les charges de cavalerie, il continua : «
Considérez, messieurs, le Sud de notre pays, de plus en plus peuplé de populations provenant d’Algérie. Ne devons-nous pas nous attendre qu’à
un moment, certains groupes politiques, mal intentionnés pour les uns ou cherchant la vérité géographique pour les autres, en viendront à réclamer
leur rattachement à leur pays d’origine ? ».
Une sorte de sidération avait condamné les autres sachants au silence. Le Président du plateau, face à l’effondrement mental des participants,
hésita sur une conclusion et, finalement, s’abstint.
En voix off, on crut entendre : « Il n’y a pas que la guerre qu’on ne devrait pas confier aux
militaires ».
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