L'idée de ce texte m'est venue à l'occasion d'une visite à la Maison Européenne de la Photographie. On y expose une artiste américaine forte et profonde, Diana Michener. Difficile aussi. Difficile à regarder. Au même moment, une exposition dans ce lieu qui va devenir "mythique" s'il s'obstine: le BAL. C'est Antoine d'Agata qui est derrière l'objectif. Un photographe qui, lui aussi, prend la direction du mythe.
J'ai eu besoin, soudain de les mettre dans le même panier, tous les deux, sans leur demander leur accord. A ce moment-là, j'ai réalisé qu'il fallait convoquer, Jeffrey Silverthorne et aussi, Joël-Peter Wiktin. Tous, vont au plus près des corps et des êtres, au plus profond de la chair, au plus loin des conventions sur le beau.
J'ai piqué, ici ou là, des photos de ces quatre. Pour les mettre en parallèle, pour qu'ils se rejoignent quand même. Pourquoi l'indicible et le visible? Parce que ce que nous montrent ces quatre artistes est évidemment visible. Pourtant, on peut s'interroger sur ce visible-là et se demander s'ils ne l'ont pas fait émerger à notre vue, en lui donnant la visibilité qu’il n’avait pas ! Peut-être, l'invisibilité qu'ils ont rompue tenait à l'indicibilité des scènes, des rencontres, du travail de l'amour et de celui de la mort.
On me dira que ces gens-là photographient des choses insoutenables et inventent ces choses quand ils ne les trouvent pas dans la nature. Allons ! L’homme est un animal culturel, ce qu'il fait n'est pas dans la nature. Rappelons-nous cette phrase extrémiste: " ce que j'ai fait, aucun animal...". Ce que nous montrent les quatre artistes: l'homme dans ses états. Voir et dire, sont du domaine de la culture.
Deux expositions, trois peut-être qui parlent de ce dont on a le plus souvent de mal à parler. Choses indicibles. Indicible ? Il y aurait des choses qu’on ne pourrait pas dire ? Difficiles à dire ou inexprimables ? Des choses ou des situations qui renverraient à l’insoutenable, à l’inacceptable, au-delà des mots, du parler, du raconter.
Indicible, invisible…
Les choses qu’on ne peut dire, « indicibles », sont-elles ces mêmes choses qu’on ne peut pas montrer. « Indicible » nous conduit-il vers « invisible » ? Sont-ils les mêmes mots pour parler de la même chose chacun de leur côté, chacun de leur point de vue.
Mais, non ! Invisible ne parle pas des choses qu’on ne peut pas montrer, il dit le statut de certaines choses. Peut-on dire d’une chose insoutenable, insupportable qu’elle est invisible parce qu’on pense qu’elle ne doit pas être montrée ou ne peut pas décemment, moralement, être montrée. Invisible se dit à regret, comme si on devait s’excuser. Invisible ne renvoie pas à ce que la photo ne montre pas, ne doit pas montrer. Il renvoie à une impossibilité : on ne fait pas le portrait de ce qu’il n’est pas possible de voir, de ce qui n’est pas visible, de ce qui est invisible. On peut ne pas faire le portrait de ce qu’on a vu, de ce qui s’est rendu visible, ne serait-ce qu’une milli-seconde. On peut décider que ce visible n’est pas montrable. On peut dire : ce n’est pas visible. On ne dira pourtant pas que c’est invisible puisqu’on a pu le voir. Invisible, il sera, toute volonté engagée dans l’effort, si en dépit de celui-ci, on ne voit rien.
Cet effort, cette volonté sont le fait des artistes, des philosophes, des prophètes et des grands scientifiques. Magies des explorateurs de la pensée, magie des inventeurs, ceux qui font venir, qui donnent à voir, car ils ont vu. Ceux-là ont le don de vision, du voir, de l’extraction hors de l’in-vu de ce qui est-à-voir. Il n’y a pas d’invisible pour ceux qui savent voir. Il n’y a pas même d’invisible pour ceux qui ont perdu le don de la vue quand ils ont celui de la vision.
Les grands peintres, les grands photographes assument cette mission là que de faire émerger à la vue ce qui en était hors. Qu’est-ce qui était hors la vue ? Ce qui n’était pas encore présent au monde. Qu’est-ce que rendre présent au monde ? C’est se rendre présent au-delà d’un monde aveuglant à force d’être visible, à un monde qui n’est obscur que parce qu’il n’est pas vu. Les grands photographes sont ainsi comme les grands poètes, philosophes ou prophètes, changeant l’obscur en visible et le désignant au regard, à l’oreille, à la pensée pour qu’il soit vu. Pour changer d’invisible. Très théorique que tout ceci ? Tout ceci vient en fait d’un regard posé sur des regards. Au-delà des mots. Si on considère le travail du photographe, y-a-t-il des expositions qui montrent l’invisible ou l’indicible ?
Aller au-delà du visible, pour aller à fond.
Deux expositions qui complètent, appellent et convoquent d’autres expositions. Deux photographes vont aux limites du dire, du soutenable et du visible et font résonner le récit ou l’image de l’insoutenable la matière et but de deux autres photographes.
Il est étrange que les deux photographes que sont Antoine d’Agata et Diana Michener, soient exposés au même moment pour presque la même durée. L’un et l’autre sont engagés dans une bataille pour le dire de l’indicible et pour délivrer le voir de l’invisibilité où on préfère le cantonner. L’amour en train de se faire. L’amour en train de se défaire aussi bien. De ses oripeaux. De ses plumes. De ses mots qui l’enjolivent et font pardonner le reste. Quel reste ? L’essentiel ? L’amour débarrassé d’oripeaux, c’est le besoin à l’état brut. Le besoin de brute. L’assouvissement. Et l’asservissement. Asservissement à quoi ? À un acte, à tous les actes qui mènent à cet acte. A un paroxysme, but ultime de l’amour ? Roméo qui baise à fond Juliette perd-il son statut de Roméo. Juliette qui se donne-est prise devient-elle une pute ?
Tous les deux, Antoine d’Agata et Diana Michener sont-ils des explorateurs de corps interdits ou d’étreintes terreuses ? Sont-ils protégés par l’objectif de leur appareil comme on se protège des risques de l’amour « à fond ». Sans mot. Sans pose. Sans imposture. Sont-ils des voyeurs dont l’activisme est périphérique, second et distant, qui, par sadisme ou sens de la communication ou apostolat veulent nous faire partager leurs vues, s’ils sont voyeurs, leurs découvertes, s’ils sont explorateurs, leurs convictions, s’ils croient ce qu’ils voient.
Pour comprendre, il faut en appeler à deux autres photographes, qui leur sont si frères, si biologiquement proches qu’il parait impossible qu’ils ne se soient pas parlé avant d’appuyer sur le déclencheur. Ils ne peuvent pas ne pas s’être montré leurs images. Ils se sont sûrement raconté leurs histoires préférées et comment ils les ont retranscrites sur la pellicule. Ils ont dû aussi s’échanger des recettes. Ont-ils échangé leurs adresses de bordel ? Ont-ils choisi les mêmes morgues ? Ont-ils marchés, les uns, dans les pas des autres, maîtres et élèves ? Ou sont-ils nés à la même vision parce qu’il y avait à voir, appelait à être vu, quel que soit le photographe, pour autant qu’il ait l’instinct de dire et un désir de vision.
Ces deux-là qui ne font pas (encore ou plus) l’objet d’expositions sont Jeffrey Silverthorne et Joel Peter Witkin (sur lesquels on a déjà écrit). L’un et l’autre renvoient aux deux premiers. Presque deux à deux. Sauf une différence de taille. Mais pas de nature nécessairement. Joel Peter Witkin est un fantastique metteur en scène de l’indicible et de l’insoutenable, ou de l’insupportable, comme on voudra. L’invisible cède massivement chez Witkin, tant celui-ci montre, tant il fait voir, animé par cette pure volonté de voir qui le guide. C’est dire que ce qu’il montre a été pensé et conçu. Rien n’est hasardeux chez Witkin. Rien n’est involontaire. Et s’il va vite, dit-on, c’est parce qu’il a intensément pensé son acte et les choix qui le guident.
Le non-vu est porté au voir, devient vu et donc visible et annihile l’invisible. Les autres photographes ne mettraient pas en scène ? Que dire des photographies de morgue ou de bocaux à fœtus ? Silverthorne et Michener iraient droit sur le motif… Ils se laisseraient guider par la nature. Elle leur dicterait leurs lois ? Nature en bocal empli de formol : formes d’une humanité qui n’a pas pu aboutir, contraintes dans le cylindre des bocaux de verre. Les photos prises dans des morgues ou au sortir d’abattoir sont-elles naturelles ? Ne sont-elles pas plutôt sous-naturelles et ne prétendraient-elles pas à une surréalité ?
Dissoudre, distordre, fusions.
L’un et l’autre, comme les deux premiers, se passionnent pour la nature au plus près du naturel, pour le charnel au plus profond de la chair qui s’ouvre, qui est ouverte, qui s’offre, qui se prend, s’arrache est arrachée. Les mouvements saisis tracent chez chacun d’entre eux des mouvements disloqués à force d’aller plus vite que l’objectif, à force de soubresauts plus rapides que la chimie des pellicules. Les uns et les autres ont le courage de s’approcher au plus près de l’amour qui s’arrache, du sexe qui se prend, des corps qui se tordent, et s’inversent, des bouches qui se cherchent ou qui s’oublient. Amour qui se boit et qui se crache.
Dévoration, dévotion, désolation. Photo de geyser au risque de l’ébouillantement. De la lave qui s’écoule au risque de la crémation. Au plus près des volcans. Au plus près des sexes. Au plus près de la peau, mer en furie, grève sombre.
Par-delà la dissolution, la fusion, la destruction, règne l’ambiguïté. Chacun des quatre, rompt avec les catégories, les surfaces, le haut et le bas, le clair et le sombre et montre que rien n’est ni clair, ni en haut, ni laid. Fascination pour la transgression sexuelle qu’elle ait été imposée par la nature, « double sexe » hermaphrodites et « sans sexe » émasculés par erreur de codage ADN, ou choisie par l’homme qui se veut femme et la femme qui se décide homme. Ce qu’ils montrent, ce sont ces moments où la nature n’est pas naturelle et où la culture peut la remettre à sa place. Le choix humain vaut pour la création artistique comme il vaut pour la vie de tous les jours. Ce qu’ils montrent n’est pas invisible…tout simplement très visible, mais, pour beaucoup, absolument indicible.
Plongée dans le réel qui montre la souffrance et qui se nomme plaisir. Plongée dans la vie telle qu’elle finit mal ou ne commence pas bien. Vision de l’instant paroxystique où la photo se met à hurler. Affaissement des corps qui se dissolvent, se déforment et se disloquent, la photo ne parvient pas à empêcher le temps d’accomplir ces mauvaises actions.
Par quel curieux hasard, ces quatre-là en sont-ils venus au même discours ? Se sont-ils inspirés ? Se sont-ils volés ? Tout simplement, ils font partie de ce mouvement qui a connu Bosch, qui a connu les raconteurs de martyrs, qui rappelle que Roméo était tellement défoncé et avait tellement envie de continuer à se défoncer. Qui rappelle que Juliette, l’appelait de toutes les fibres de sa chair, à vie, ouverte et profonde ! Le champ était libre, les voies bien ouvertes, les corps largement au-delà de l’amour en vers. Pauvre Nightingale. Il n’était pas dans le coup.
Dommage que l’un des quatre n’ait pas pris ces photos-là…
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