Le Docteur German Béritens, « oculiste espagnol », a soutenu en 1912 que Gréco déformait et allongeait ses figures en raison d’un « astigmatisme hypermétropique ».
Belle analyse qui rejoint celle qui fit attribuer le génie de Van Gogh à sa bipolarité : après des périodes de calme et de lucidité, mélancolie, cauchemars et hallucinations le torturaient. Que n’a-t-on pas dit au sujet de Bacon et des rapports entre sa peinture et son homosexualité ? Et de Nietzsche dont quelques critiques n’hésitent pas à attribuer l’œuvre à des délires syphilitiques. Et Monet qui, souffrant de la cataracte, donnait des couleurs bizarres et ne voyait plus clairement ses nymphéas.
Proust dans son petit ouvrage contre Sainte-Beuve s’était élevé contre cette croyance selon laquelle le génie d’une œuvre se déduisait du mode de vie de l’artiste. Heidegger était allé plus loin, affirmant que lorsqu’une œuvre est grande, nul n’est besoin de connaître le nom de l’auteur.
Revenons sur Greco et les défauts de sa vue. Quand le bon docteur oculiste déclarait que la « façon » de Greco, ce style par lequel on ne peut le confondre avec aucun peintre, tenait à une hypermétropie supposée, il assénait sa science sans se demander pourquoi les œuvres de Greco impressionnaient les regardeurs de son temps ni, surtout, pourquoi ses commanditaires s’obstinaient à payer pour voir des tableaux aussi déformés !
Ou bien, ils étaient, eux aussi, hypermétropes et dans ce cas, ce qu’il voyait était encore plus étiré que ce que proposait Greco à leur regard, ou bien, Greco savait que tous, probablement en raison d’un défaut génétique espagnol, étaient atteints d’une affection inverse : ils voyaient en raccourci. (ce qui expliquerait la passion des « Grands » d’Espagne pour les Nains. Cf Velasquez). Greco aurait compensé en étirant les personnages et les lieux!
On n’insistera pas sur le caractère fantaisiste de ces propositions : la vérité est dans le regard des « regardeurs ». Si ces derniers ne s’étonnaient pas de l’allongement des formes, des corps et des visages chez Greco, n’était-ce pas tout simplement parce qu’ils attendaient du peintre qu’il leur montre les hommes et la religion d’une « certaine façon » non réaliste ? Leurs yeux ne voyaient pas l’œuvre d’un hypermétrope mais une façon puissante de porter l’homme vers Dieu. Ils comprenaient dans cet étirement « étonnants et outrés » que la représentation trop scrupuleuse et trop véridique des corps et des lieux, cette conquête ineffable de la Renaissance, ne suffisait pas lorsqu’il s’agissait d’invoquer les mystères Chrétiens et les grands hommes qu’ils soient Princes, Prélats, Papes ou Rois.
On a dit aussi, du vivant de Greco, qu’il était fou. Les génies ne sont jamais mesurables à l’aune de l’humanité courante. Greco a inventé les formes et les couleurs d’un monde violemment spirituel et charnellement religieux. S’il a étiré les corps, ce fut pour montrer comme l’homme est en peine, tiraillé entre les pesanteurs terrestres et l’appel divin, ce fut pour rencontrer dans le regard des regardeurs la foi dont il était empreint ; ce fut pour leur intimer de baisser les yeux. Il était « fou » de Dieu peut-être et s’exprimait à l’égard d’un idéal espagnol intense, violent et puissant. Génie plongé dans un monde de foi sévère et de conquête au nom de celle-ci, il a donné à voir à ses contemporains, ce qu’ils révéraient et ce à quoi ils aspiraient.
Allons ! Greco n’était pas fou et s’il était hypermétrope, il en avait fait un instrument au service d’un art de la Foi. Fou, Greco ? Pas davantage que les regardeurs qui s’extasient sur « Les souliers » de Van Gogh !
La Fondation Taylor propose une belle exposition de gravures sous le titre « pointes et burins ». Honneur est fait à la gravure suédoise, bien représentées par des artistes contemporains comme Mikael Kihlman et des artistes du XIXème siècle et du début du XXème, Carl Larsson, Axel Fridell, Anders Zorn.
Il faut y aller. Les œuvres sont intéressantes et les prix sont agréables.
Mentionner cette exposition, outre son intérêt et le travail sympathique et intelligent mené par la Fondation Taylor pour la promotion des jeunes artistes, me permet d’évoquer une question sur les rapports entre la gravure, le dessin et la photo.
Il peut paraître curieux de rapporter ces trois modes d’expression artistique et pourtant…
Une interpénétration des thèmes et des préoccupations me semble un élément frappant. Lors de l’exposition « drawing now » j’avais été étonné de voir cet art du dessin évoluer vers des formes, des thématiques et des représentations parentes de celles de la photo. Le dessin est un art complexe, fragile, proche de l’intimité. C’est un art encore proche de la lecture. Un art qui a encore une image de discrétion et d’approche prudente. Un dessin n’est-il pas fragile, la lumière n’est-elle pas son ennemi le plus constant ? Convient-il d’exposer un dessin ? Sûrement pas, il risquerait de s’affadir, voire de s’effacer. Bien sûr, on a fait des progrès. Tous ces risques d’effacement qui étaient les risques endurés par la photo, et par la gravure, ont été atténués, de plus en plus, comme pour la photo ou la gravure. Ils demeurent, néanmoins, et cela contribue, à rendre plus proche encore les trois modes d’expression.
Etre proche ne veut pas dire converger. Or, ce sont bien des convergences que j’essaie de comprendre. Le dessin me semble-t-il reprend de plus en plus des thématiques et les obsessions de la photo. Cadrages, nuances de gris et de noirs, personnages inscrits dans le temps présent, perspectives et paysages « grand angle ». Les formats eux-mêmes convergent : le dessin comme la photo a quitté le format que les « cartons » et les « cartonniers » affectionnaient, que les amateurs aimaient par-dessus tout et qui autorisaient le rapport intime, sensuel qu’ils recherchaient. Suivant sûrement, l’exemple de la photo, le dessin se fait imposant, il recouvre des surfaces de plus en plus grandes. Le summum étant atteint à la Maison Rouge avec Zonder. Les dessinateurs ne sont plus effrayés par les formats XXL et se sont faits à l’idée de travailler à des échelles communes avec celles d’Helmut Newton !
Mais aussi, ils se font plus près de la photo, ou bien les thèmes de la photo rejoignent ceux de certains dessinateurs ou de certains graveurs. En ce sens, on ressent chez certains photographes un appel des arts anciens de la gravure et du dessin. Ne voit-on pas un artiste comme Witkin en appeler à la gravure des XVIème et XVIIème siècles ? Ne retrouve-t-on pas chez quelques photographes un goût pour la mise en scène et la mise en page comme on les connait de longues dates chez les dessinateurs et les graveurs.
Cette interpénétration, des formats, des thèmes et des mises en page, va loin, puisque, tant dans la gravure que dans le dessin, on en vient à s’interroger sur la nature même de l’œuvre. Au point que devant une gravure, en s’éloignant un peu, on la confonde avec une photographie et que le même sentiment vient devant un dessin.
Il m’est arrivé regardant un dessin de m’approcher, pour m’assurer que je ne me trompais pas et que je ne regardais pas une photographie ; pourtant, il ne m’est jamais arrivé l’inverse : regardant une photo et m’inquiétant du fait que je pourrais être en train de regarder un dessin !!!
L’exposition que propose la Fondation Taylor, montre à quel point photo et gravure sont proches. Lorsque les photos étaient argentiques, gravure et photo avaient en commun un côté « cuisine » et chimie. La photo digitale a partiellement rompu cette communauté du « faire ». Quant au sujet, je vous laisse apprécier les rapprochements décrits plus haut. Vous serez vite convaincus.
Revenons un instant sur Greco et ses corps « absurdement » étirés. Revenons, par conséquent, sur cette étrange passion qui saisit des Espagnols très religieux et leur fit trouver délectable ces œuvres.
On a dit qu’il était étrange que les « défauts » de la vision de Greco n’ait pas rebuté ses commanditaires. Greco ne peignait pas pour le plaisir égotique de se montrer à lui-même des corps allongés au mépris de toute perspective loyale ; inséré dans une société dont il dépendait culturellement et financièrement, il peignait comme on le lui commandait. Il faut toujours garder en tête qu’en ces temps-là de la peinture, le peintre tout génial qu’il fut, n’avait pas la totale maîtrise de son sujet. Le commanditaire définissait avec des détails très précis ce qu’il attendait du peintre. On n’imagine pas non plus, que même avec, une sorte d’indépendance d’artiste, le peintre pouvait se lancer dans un sujet religieux (les plus importants en termes de commande et de revenus) sans se préoccuper de la « bonne opinion » des ordres et corps ecclésiastiques, c’est-à-dire de la représentation juste et loyale d’un bon chrétien.
Les corps étirés du Greco n’étaient pas ni le résultat d’un défaut de vision, ni le fait d’un génie indépendant et supérieur, refaisant le monde c’est-à-dire la religion et la société. Ces corps étirés répondaient à une attente. Ce qu’était cette attente on l’a évoqué en première partie. Notre sujet ici, c’est que Greco, était un grand peintre car il offrait à ses commanditaires la meilleure adéquation possible entre ces attentes et les contraintes spirituelles qu’ils s’imposaient.
C’est donc ici que les regardeurs interviennent. L’œuvre ne nait pas au monde parce que l’artiste la pose (sous-produit d’un œil défectueux) et s’en retire, laissant les regardeurs se débrouiller. L’œuvre nait du désir des regardeurs. Elle préexiste. Elle est posée avant que le peintre s’en soit saisie. Elle est décrite, ne serait-ce que parce que le peintre va demander à ses commanditaires de lui fournir des matériaux coûteux et rares (le lapis-lazuli et l’or par exemple). Elle est détaillée dans sa scénographie, car le contrat va établir avec précision ce que le peintre devra faire. Le regardeur sait, presque avant le peintre ce que l’œuvre sera. Il est partie prenante à la conception avant même que la construction de l’œuvre ait débutée.
Ce statut étonnant pour notre propre conception de l’élaboration d’une œuvre, conduit à revisiter des notions que le XXème siècle a cru bonne. C’est n’est pas du regard du regardeur que naît l’œuvre. Le regardeur ne fait pas l’art, il l’attend. Il ne s’invente pas artiste ultime, il constate qu’il y a adéquation entre son attente et le rendu de l’artiste. Le regardeur attend son œuvre comme dans un rêve, si ce n’est qu’il ne rêve pas, il s’attend à ce que quelque chose se passe. Il reconnaîtra que l’œuvre rendue est au rendez-vous de son rêve et de ses attentes. Le regardeur va à la rencontre de l’œuvre, mûrie dans l’esprit d’un autre sur un germe que le regardeur avait en lui.
En voudrait-on une contre-épreuve ? Deux siècles plus tard, Greco était oublié. Ses œuvres s’étaient figées dans des églises désertées. Il faudra attendre encore cent ans pour qu’elles sortent de la poussière de greniers ou de palais inhabités. Encore cent ans et le génie de Greco explosera aux yeux de nouveaux regardeurs.
C’est alors qu’on pourrait commenter l’aventure du « beau ».
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