« Lorsque toutes les dettes souveraines du monde auront été frappées par le « défaut de paiement », lorsque les pays trop endettés se trouveront incapables de lever le moindre impôt pour payer leurs créanciers, le monde fera un grand bond de 50 ans en arrière ! Certains pays reviendront à l’âge de pierre pendant que les plus riches d’aujourd’hui seront renvoyés au charme d’une nouvelle « belle époque » ? »…
C’est en ces termes que le représentant d’une organisation non gouvernementale s’exprimait pour clore le débat : « la Crise a-t-elle un avenir ?»
Le Premier Ministre Italien, coupa le son et l’image, violemment, dans un geste de dénégation exaspérée. Il ne cessait d’y penser. Cette histoire de dettes était devenue obsessionnelle. Par bouffées, en provenance d’une période révolue, des souvenirs d’école s’interposaient entre le sinistre aujourd’hui et ses pensées. Il y a cent ans ? Plus ? Il ne savait plus. Tout allait si vite ! Cette bonne vieille Lire ! A l’époque de la Lire, cela ne se serait pas passé comme ça. Les créanciers trop crédules auraient été tondus par une bonne dévaluation. Supplice plutôt bon enfant! Plus loin dans le passé, les créanciers ne se seraient pas amusés à être trop pesants. Ils auraient su rester à leur place. Ou bien on les y aurait remis. Pendant un instant, le Premier Ministre se laissa aller à de douces rêveries : un Médicis qui se faisait raccompagner à la porte d’un palais souverain par quelques lansquenets. Tel autre financier qui grillait sur une Grand-Place à la grande joie d’une populace portée sur les spectacles à odeur fortes. Surtout quand la partie de barbecue signifie moins d’impôts pour demain.
La rêverie s’interrompit ! Plusieurs personnes dévalaient. Le Palais Chingi n’est pas si grand qu’on ne puisse pas entendre une cavalcade dans les couloirs et les escaliers. Les talons cognaient violemment les parquets antiques, heurtant les marbres blancs et les porphyres colorés. Le Premier Ministre devina un petit groupe à l’allure décidée. Dans une tumulte inusité, la porte du bureau du Premier Ministre s’ouvrit alors devant trois hauts-fonctionnaires, suivis, de loin, par les gardes du Palais.
Parmi, Les trois : le Directeur de cabinet du Premier Ministre. Il se dirigea vers le bureau de son patron murmurant à voix très basse, comme s’il ne fallait pas que son message s’ébruite ou comme s’il avait honte des propos qu’il allait tenir.
« Les Français … ».
« Les Français ? » interrompit le Premier Ministre, interloqué. Puis, d’une voix forte et ferme, il répéta « quoi donc …les Français ? ».
« Monsieur le Premier Ministre, les Français ont vendu la Joconde ! »
Ce n’était plus un murmure, c’était comme une plainte qui montait le long des lambris du bureau du premier ministre, vers les amours en stucs qui voletaient au plafond, vers Vénus qui n’en finissait pas de sortir de l’onde, vers cette mer sublime d’où les grecs avaient fait surgir le monde…Le decorum même donnait un relief tragique aux accents du Directeur de Cabinet du Premier Ministre.
Le Premier Ministre, ahuri, assommé, ne sachant que croire, lança « La Joconde ! Mais ils n’ont pas le droit de vendre la Joconde, elle n’est pas à eux ». Il se reprit « je veux dire que c’est contraire à leur Constitution…. ».
Le Directeur des musées nationaux italiens qui accompagnait le Directeur de Cabinet, osa quelques mots. « Je tiens cette information du Conservateur du Musée du Louvre qui est un ami. Il me l’a passée ce matin même. C’est top secret a-t-il dit »
Le Premier Ministre regardait le Directeur des Musées sans le voir, puis pensivement, laissa tomber : « Qu’est-ce qui leur a pris, aux Français ? »…
Le Directeur de Cabinet lança comme une estocade : « toute l’échéance de 2012 est apurée d’un seul coup. D’autres ventes ont eu lieu, nous n’en connaissons pas les détails, qui couvrent les échéances, 2013 et 2014… et … ». Le Premier Ministre ne le laissa pas poursuivre cette litanie de dates.
« Apurée, l’échéance de 2012, celles de 2013 et 2014… ». Presque la moitié de leur dette souveraine ? Ils retombent à 40% du PNB ? Le Premier Ministre, sous le choc, bredouillait et marmonnait. Tout à coup, comme si la foudre était tombée à deux pas de lui, il jaillit de son fauteuil en hurlant : « les salauds, les enfoirés, les sales merdes, je le savais ! On ne peut pas faire confiance à ces fumiers. Des coups dans le dos. A peine on se quitte, à peine on s’est retourné, c’est le couteau droit au milieu des épaules. ».
Pendant une demi-heure, le Premier Ministre Italien se répandit en injures contre les Français laissant tout son cours à un vrai sentiment de colère, de confiance blessée, d’amitié foulée aux pieds.
J’ai toujours hésité. Chacun de mes projets de voyage, à Venise, s’est toujours, un instant de raison, heurté à ce sentiment que je partais pour un musée alors que c’était la ville que j’aimais. Je devais me convaincre moi-même que des vénitiens habitaient là, dormaient là et y travaillaient aussi, qu’ils se hâtaient les matins pour rejoindre bureaux, usines et entreprises et pas seulement Murano et ses souffleries, les galeries de peinture et les revendeurs de reproduction, les hôtels et les pizzerias ou les supermarchés de souvenirs. En même temps, j’avais toujours rêvé d’un appartement, un petit évidemment, dans le Ghetto pour être tranquille, loin des foules de touristes, pour y mener une vie « d’anti-vénitien », de loisir pur : me promener, m’asseoir sur la margelle d’un pont, rêver stylo en main, prendre un cappuccino en face d’une église somptueuse.
J’ai surmonté mes craintes. Je suis revenu vers ce sentiment de perfection esthétique que la ville exhale et celui de doux abandon qui se lit sur les murs, à la limite des eaux, en forme de mousses verdies et de petites algues accrochées. Je suis arrivé par le train. Quel meilleur moyen d’approcher une ville qu’on veut voir vivante si ce n’est par le train. A Venise, au surplus, on passe, sans vrai hiatus, du train au vaporetto. Pour rejoindre mon hôtel, j’ai donc embarqué sur le vaporetto, comme j’aime à prendre le métro à Rome et, à Naples, le Funiculaire.
Je suis à Venise ! Enfin ! Inspirant profondément, je veux ressentir l’iode marin mêlé aux vapeurs d’essences des bateaux à moteur, impatient aussi de vivre avec « mes » italiens de Venise, d’entendre la musique de leurs apostrophes et de leurs discussions passionnées.
Aujourd’hui, je trouve que tout est bien calme. Trop tôt le matin ? Les vénitiens arborent un air un peu gris et une moue que je ne leur connais pas. Loin des habituelles bousculades aimables, ils se déplacent comme en rang, comme les élèves à blouses grises d’une école d’autrefois. Je remarque qu’ils portent tous une sorte de cartable en simili gris avec grande lanière pour porter sur l’épaule et poignée solide. Alors que le carnaval est passé, j’aperçois des tenues traditionnelles sous les manteaux ou les imperméables des femmes autour de moi. Personne ne me regarde. Ni ne me sourit. Ni ne me bouscule. Les arrivées aux diverses stations donnent lieu à une scène militaire de sortants qui, en rang, quittent le vaporetto devant la file des entrants, gris eux aussi et laissant entrevoir les mêmes costumes traditionnels sous les manteaux et les imperméables. J’ai l’impression d’assister à la relève d’une équipe par une autre …Un vieillard devant moi, tout de noir vêtu, comme au début du siècle, porte un panier où sont proprement rangés une bouteille de chianti bouché d’une étoupe humectée d’huile d’olive, un quignon de pain rassis, des olives et un oignon. Il porte aussi une chaise pliante en paille. Je lis vaguement une étiquette. « properta… » . Il a quitté le bateau au moment où j’allais lire le nom du propriétaire. Propriétaire ? D’un tabouret en paille ?
J’ai besoin d’un espresso pour remettre mes idées en place. C’est urgent. Je commence à perdre des repères. Le petit café où je m’arrête toujours se trouve à deux pas de la Felice sur une place minuscule au croisement de trois canaux. A peine assis, j’observe le ballet des serveurs. Vêtus d’un costume de cafetier vénitien ? Costume traditionnel ? Je ne pose pas la question et me contente de me préparer au plaisir d’attendre. A Venise, j’aime bien attendre d’être servi. C’est ma façon d’intimer au temps de se déployer à la vitesse que j’ai choisie. Regarder sans hâte, la scène de la rue, les acteurs, le jeu des mimiques, les paroles qui volent depuis les téléphones portables. Cette fois-ci, je n’attends pas ! J’en suis gêné et considère avec un peu d’énervement le serveur venu prendre ma commande. Il fait tache sur les autres. Je le regarde, interrogatif. Il est habillé autrement. Il ne porte pas le « costume traditionnel » comme ses collègues. J’ai dû regarder avec beaucoup d’insistance car j’entends une voix sympathique et mécanique à la fois, qui me parait débiter des mots sans rien de l’intonation vénitienne. On dirait un mode d’emploi aimablement raconté en italien de base !
« Ne vous étonnez pas, cher client » me dit-il en souriant. « Luigi est malade. Je le remplace au pied levé et je n’avais pas le costume pour cette prestation. A défaut, je porte, celui de mon rôle ordinaire qui est « agent de caisse de Banque ». Ne vous inquiétez pas. Comme Luigi s’en serait assuré, votre Capuccino sera à la hauteur. C’est prévu. La Charte de Services s’applique intégralement pour votre satisfaction. Quels que soient les événements et les circonstances.
Je crois qu’il vaut mieux que je sois assis.
C’est alors qu’il me tend un dépliant à l’en-tête de Kinghi Ya Resorts, Shangaï (une trade mark de Walt Disney City and Castle program.) sur lequel je lis que mon passage à Venise se déroulera comme je le souhaite. Tout Vénitien que je rencontrerai est à ma discrétion. Les passants, tout le personnel qui ne semble pas affecté à quelque labeur typique et charmant pour réjouir mon œil et satisfaire mon esprit, sont affectés à mon orientation dans la ville, à mes questions sur les bâtiments et le quartier dans lequel je me trouve. Le personnel « artisan » ou « marchand de journaux », « cireur de chaussures » assume des fonctions qui m’intéresseront sans aucun doute. Le dépliant est bien fait et d’une lecture agréable. Je découvre en tournant les pages qu’il n’est pas recommandé de troubler le personnel par des questions complexes, politiques etc. … « Les Vénitiens sont partie prenante du plan d’apurement de la dette italienne mis en œuvre via la location-gérance de la Ville de Venise à une filiale chinoise de Disney resort. Ils doivent travailler dur pour que les touristes soient incités à consommer et à revenir le plus souvent possible. La concurrence est intense. Les Vénitiens ont à lutter contre Delft, Gand, Bruges. Leur succès, sera sanctionné par la restauration d’une note « triple A » sur la dette de leur pays ».
Le temps était à l’urgence. Carla-Emmanuela avait décidé qu’un court passage à Delft vaudrait mieux que cent discours. Delft, le comble du chromo et du kitsch réunis. Ses canaux. Sa place des Béguines. Ses dentelles. Ses porcelaines « de Delft ». Et puis, tout ce charme du petit et de l’entre-soi. Les maisons comme pour des poupées et, comme des poupées, propres et lisses, des équipes de jeunes femmes et de moins jeunes en costume traditionnel, placées aux endroits stratégiques dans les magasins, devant les maisons « historiques », au débarcadère des canots pour touristes, accueillantes dans des échoppes traditionnelles ouvertes sur la rue pour vendre du pain ou de la bière ou des souvenirs ou des cartes postales, ou bien, dentellières assises en rond sur une place ou dans la grande salle d’une maison typique illuminée par les flammes factices d’une flambée électrique.
Quelques jeunes gens partaient, on le devinait aux costumes qu’ils portaient, pour l’école ou pour les travaux des champs. Des enfants jouaient avec toupies, fouets, chevaux de bois comme on en voit dans les tableaux flamands, de Breughel et de ses suiveurs. Çà et là, quelques vieillards étaient disposés avec parcimonie, les uns, faisant « artisan », attachés à quelque travail de serrurerie, préparant des sabots ou dorant des reliures, exposant leur expertise accumulée et tant d’années passées pour la « belle ouvrage », les autres, assis dans le pas des portes sur des bancs de bois fleurant bon le rustique et l’artisanal, profitaient des rares lumières d’un jour finissant pour boire une dernière bière et fumer une dernière pipe, portant costume traditionnel ou noir d’encre « comme autrefois ». Sur les quais des canaux, les maisons s’appuyaient les unes contre les autres, tranches de cake dressées de guingois et, tout à la fois, bouquins d’une bibliothèque un peu effondrée.
La charmante petite ville n’avait pas beaucoup passionné Carla-Emmanuela. Elle préférait Anvers. Entre le vent du large et la naphtaline a-t-on vraiment le choix ? Naphtaline. Le mot lui revenait. Au fond c’était vrai. Ça aurait pu sentir la naphtaline ? À y réfléchir, cela sentait trop l’encaustique et les produits d’entretien. A être nettoyée tous les matins et tous les soirs par des équipes de nettoyage trop « pro », trop « technicienne », Delft paraissait « retapée ». Lifting n’était pas loin. Ce mot qui aurait été méchant lui avait effleuré l’esprit. « Revampée ? ». Un peu trop starlette sur le retour ! Elle était nette et propre. Un enfant de touriste pouvait se casser la figure et s’écorcher le genou sans risque d’infection. Tout était propre. Les portes et les volets en bois mal équarri à l’ancienne étaient luisants d’une peinture encore fraîche.
Carla-Emmanuella, directrice des dettes souveraines en détresse de la Cherling and Gatenburgh Bank, n’était pas venue à Delft pour faire le tour de la ville dans les petits bateaux. C’était pour bosser. Pour des clients de Hong-Kong de la Cherling and Gatenburgh Bank. Elle avait organisé un rendez-vous avec les Ediles, le Bourgmestre, avec les gens qui dirigeaient cette ville. Ils devaient expliquer aux hommes d’affaires chinois comment ils s’étaient organisés, la façon dont ils avaient communiqué avec leurs concitoyens. Et détailler les réactions surtout. Elle avait beaucoup insisté pour qu’on parle des réactions. Le rapport avait été rassurant. Il n’y avait pas eu trop d’hostilité. Il y avait eu des discussions, bien sûr ! Houleuses pour certaines. Avec les vieux électeurs surtout. Quelques-uns avaient « fait la guerre ». « Les principes, répétaient-ils, les principes au nom desquels nous nous sommes battus ». La clé du processus tenait en trois mots: communiquer, participer, impliquer. L’erreur aurait été de passer en force. Le Bourgmestre insista auprès de Carla et des clients « N’oubliez pas que notre pays a une vieille tradition démocratique. Nous sommes un pays flamand dur, résistant, intraitable… puis, lentement, comme pour lui, il avait ajouté, « mais lucide aussi ».
Les flamands avaient bien débriefé leurs visiteurs. Sur les choses qu’on doit faire et la façon de faire. La question des costumes par exemple. Il fallait que tout soit naturel. Et aussi, le fait d’installer tout autour de la ville une sorte de zone d’exclusion protégée empêchant toute entrée intempestive n’avait pas été si simple. Il y a toujours des gens pour en appeler à la défense des libertés. Les barrières posées à l’entrée où les habitants devaient pointer, tôt le matin et tard le soir, avaient suscité des réserves.
«Communiquer, participer, impliquer. Surtout impliquer». L’accent guttural du Bourgmestre résonnait fort. Quand les hommes d’affaires asiatiques quittèrent la ville, Carla eût le temps, en aparté, de lui dire un mot. Elle reviendrait bientôt. Avec des Indiens, cette fois-ci. Mais cela ne devrait pas ralentir la mise en place des accords avec Walt Disney Resorts. Chinois ou Indiens, peu importait. Il la regarda durement. Ses yeux bleus, interrogeaient le visage de l’Italienne. Puis, ils fixèrent quelque chose, au-delà, traversant une brume de chair et d’os, pour aller très loin, vers un passé, qui se dissolvait. Elle sentit de la tristesse. Bleu sombre qui vire au bleu nuit. Il serra la main de Carla-Emmanuela. Ils se reverraient bientôt. Le Bourgmestre allait s’éloigner quand il se ravisa. Revenant vers Carla, il lui rappela un engagement que sa banque avait pris : « pour le déjeuner, mes concitoyens veulent une demi-heure de plus ».
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