Sous le Bleu de Klein : plage, liquide et confusion.
Une exposition sur l’œuvre d’Yves Klein au Palais Ducal de Gènes m’a poussé à m’intéresser à cet « artiste » que je n’aime pas. M’est alors revenue une histoire où une table-basse « Bleu Klein » s’est trouvée mise en vedette. On lira cette histoire sous forme d’une courte nouvelle dans lignes qui suivent. On lira les commentaires sur l’exposition dans « humeurs »: Yves Klein à Gènes.
Plantons le décor : nous sommes dans un appartement très bourgeois à deux pas du Parc Monceau. Tableaux aux murs dans l’esprit « amateur éclairé ». Pas de Warhol (trop plouc !), pas de Basquiat (trop cher ?) ni de Richter (ouf !). Les Cobras rencontrent les expressionnistes abstraits anglais, quelques grands noms, quelques japonais modernisés. L’ameublement est à l’avenant. Des fauteuils vintage « années cinquante ». Tout est art. Pas d’erreurs de goûts. Il y a de l’argent. Et il y a une table « Klein », cette table basse, en plexiglas, dans laquelle est étalée une sorte de plage en réduction. Je veux dire qu’il y a du sable étalé sur toute la surface de la table-basse. Du sable bleu « Klein », coloré suivant la formule célèbre et brevetée du « grand docteur en pigment », le fameux Klein, Yves.
Comme cela fait maintenant un bail que la table trône de tout son « bleu Klein » dans le salon, comme la boîte en plexiglas qui contient le sable « bleu Klein » n’est pas vraiment étanche, quelques trainées de poussière blanche et grise se sont déposées en une fine couche comme la trace d’écume qu’une mer imaginaire aurait pu laisser en se retirant. Le « bleu Klein », commençait à faire « bleu pas propre ». A plusieurs reprises, la Maîtresse de Maison avait pensé à un nettoyage (pardon : restauration). Elle y avait renoncé. Le risque était trop grand que des voyous, au motif de purifier « le bleu Klein », le retirent de sa boîte, lui substituent un bleu outre-mer un peu soutenu et revendent le sable « bleu Klein », au détail, dans des petits bocaux ou des sabliers minuscules.
La table basse, « bleu Klein », était demeurée telle qu’elle avait été achetée. Le plexiglas n’avait pas très bien vieilli. Il avait jauni, comme font tous les plexiglas de la terre soumis à l’épreuve de l’oxydation. Quand même, c’était une table « Klein » ! Une vraie. La Maîtresse de Maison avait un certificat. Après tout, la Joconde avait jauni, elle aussi, malgré la qualité des laques du maître.
Ce jour-là, une réception battait son plein. Les convives, amis de longues dates pour la plupart, ne prêtaient pas attention à la table Klein. Elle remplissait son office de table basse. Dans un coin, un plateau portait flutes, coupes, et verres. Dans un autre coin, sur un autre plateau, avait été disposée une belle collection de bouteilles, whisky, porto et champagne. L’atmosphère était bon enfant. Pas de manières. Les invités se connaissaient et aidaient gentiment au service. Il est vrai, que de nos jours, à Paris, même dans des milieux très aisés, il est devenu difficile de trouver du personnel de qualité. Alors, à la fortune du pot ! Chacun y va de son coup de main. C’est décontracté. C’est sympa. Ça met aussi de l’ambiance.
Dans la petite bande, un cousin de la Maîtresse de Maison. Agent Immobilier de son état. Un grand rigolard qui fait la bouche carrée quand il se marre. Très convaincu de ses talents sociaux, interpellant tel ou tel pour un bon mot un peu lourd. Riant de ses plaisanteries. Eructant des "oh ! oh ! oh!" Sonores et rarement appropriés. Faisant le beau « devant ces dames » et un peu le graveleux. « Dans l’immobilier, il y a toujours des types qui font bâtiment! ». Jouant le jeu de la décontraction et du coup de main, il avait saisi une bouteille de champagne et « faisait le service » montrant sa dextérité dans l’extraction du bouchon et son élégance dans le maniement de la bouteille.
Il ne donnait pas dans le vulgaire, il ne tenait pas la bouteille « par son col, mais par son cul ». Et voilà une bonne et fine blague trouvée ! Avisant quelques invitées, charmantes et rieuses, notre amical dispensateur de champagne, bien sûr, ne résiste pas au plaisir de faire le beau, ni à celui de faire montre de dextérité, tout ceci appuyé et commenté de la fine plaisanterie.
Hélas, la bouteille, à peine sortie du seau à glace, était encore bien humide. Hélas, l’eau froide rend gourdes les mains les plus habiles. Hélas, l’agent immobilier lâche la bouteille qui va s’écraser sur la table en plexiglas. Hélas, la bouteille était un magnum. La chute dure moins d’une seconde, le choc est brutal, le plexiglas se fendille, la bouteille éclate, le champagne se répand. Un flux de champagne, liquide, écume et bulles, s’en va à la rencontre du sable : pour reconstituer la plage ensoleillée qui avait inspiré l’artiste ?
L’auteur du drame s’est précipité, se saisissant de tout ce qui peut éponger le champagne. A-t-il compris que le « Bleu Klein » n’est pas « champagne proof ? » A-t-il imaginé que des réactions chimiques inappropriées allaient se produire ? Il est sûr, en tout cas, qu’on le vit un foulard Hermès à la main rassembler les éclats de verre, puis, muni d’une écharpe de chinchilla étanchant le champagne qui s’écoulait en nappes bulleuses et en mini-cataractes. On l’a vu, tordre un couvert en vermeil pour ouvrir davantage le plexiglas, s’efforçant d’atteindre le fond de la table basse et de ralentir la progression du liquide doré vers la plage bleue. Il se blessa même assez sérieusement avec un éclat de verre ou un morceau de plexiglas. Le sang jaillit et vint tacher le sable "IKB" donnant au bleu une teinte vinasse, le rouge sang s’insinuant dans les grains de sable bleu, se mélangeant et réagissant avec la fameuse recette chimique « IKB».
Toute cette débauche d’intervention affolée fut finalement interrompue par le Maître de Maison qui, perdant le calme et la désinvolture que chacun lui connaissait bien dans les affaires des autres, se prît à hurler imprécations et insultes. Au milieu de ces hurlements, on discernait nettement des chiffres et des évaluations. « Deux cent mille euros. Foutus. J’allais la vendre. J’avais un acheteur. En cash. Un Suisse. En Suisse. » Un véritable vent de folie saisit alors tous les invités qui comprenaient que le « Bleu Klein » avait des connections avec le blanchiment. Les fenêtres étaient restées ouvertes, chacun dans la rue, dans les immeubles voisins, maintenant, savait ce qu’il en était des affaires menées dans cet appartement.
Les plus craintifs, ou les plus réalistes, imaginèrent que la police, qui ne cesse de patrouiller pour protéger le bourgeois dans ses rues et dans ses venues, ne pouvait pas ne pas avoir entendu. Ce fut la débandade. Ils partirent tous sans dire merci et sans payer non plus. Le verseur de champagne, vexé des injures dont il avait été gratifié, se tenait debout devant la table « Bleu Klein » enveloppé dans une étole de vison (Dior), pour à la fois, interrompre l’écoulement du sang et soigner une dignité froissée. Il s’en fut bientôt, la bouche au carré, la veine jugulaire gonflée à bloc, le crâne qu’il avait dégarni, dégoulinant de sueur. (Dont une partie avait auparavant fait son chemin vers le sable, dans la table basse).
Restés seuls, le Maître et la Maîtresse de maison assistèrent impuissants à une effrayante réaction chimique. Sous leurs yeux, explosaient et bouillonnaient en une mixture infâme, la sable, le champagne et le sang. Ces substances ne doivent en aucun cas être mises en contact avec le « Bleu Klein ». C’est dans toutes les notices d’utilisation d’y celui.
La Maîtresse de Maison, rimmel effondré, pleurait à chaudes larmes et répétait comme une litanie, « deux cent mille euros, au moins, deux cent mille euros, au moins ».
Le Maître de Maison indifférent à ce spectacle de plage polluée, pensait au liquide.
Trois semaines plus tard, ils recevaient un paquet cadeau par la poste. Un magnifique livre sur Klein et ses tables en plexiglas. Avec un mot. Simple. Court. « En souvenir de cette magnifique soirée ». Accompagné de la signature du cousin.
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