Dialogue de sourd
« Calmez-vous, mon vieux ! ». Il ne pouvait pas. Il tremblait. Jamais vu ça. Pas du genre sensible à s’émouvoir d’un rien. A peine compréhensible. Les mots se bousculaient. Embouteillage de peurs, de craintes. Les phrases mélangées et secouées comme des arbres par une tornade. « Vous ne savez pas ce qu’il a dit, vous ne savez pas le ton. C’était horrible ».
« Il vous a injurié ? Ce brave type ? Enfin, c’est un brave type non ? Vous m’avez dit : un brave type, il n’y a pas si longtemps. Ça marchait avec lui. Du bon boulot. Il est dans votre portefeuille depuis un bail. Vous le connaissez comme votre poche ! »
« Calmez-vous ! Allez, voilà ! Un verre d’eau ? C’est mieux. Détendez-vous. Toute cette histoire est à peine croyable. Un brave type qui pète les plombs. Ça arrive. Votre client en a fait un peu plus. C’est ça ? Je comprends que c’est ça. »
« C’était un brave type. Je le croyais. Maintenant, je ne sais plus. Je ne crois plus. Les mots qu’il a eus. Ce n’était même pas des mots. Les mots ce n’est pas comme ça. Je vous assure. Ce n’était pas lui. Avant, il faisait tout comme il faut. Il était poli. Pas de bavure, par d’erreur dans ses manipulations. Je sais qu’il ne revenait jamais sur une frappe, sur un chiffre, un dièse qu’il fallait actionner ou n’importe quelle touche. Il savait s’arrêter. Les statistiques le disaient. Parfois, il prenait son temps comme on disait autrefois. Il réfléchissait. Un peu comme on faisait autrefois quand on n’avait pas les logiciels. Il réfléchissait sur la touche que le logiciel lui suggérait. Celle qu’on lui demandait d’actionner. Pas une mécanique ou un robot. Il réfléchissait à ce qu’il devait faire"
« Il était bien, pas trop, pas minus…bien, juste bien. »
« J’avais bien travaillé son profil aussi. C’était ça le bon truc. On ne lui servait pas quelque chose d’incompréhensible. On avait bien étudié ce qu’il lui fallait. Et tout programmé. Les paramètres collaient bien. Il était assez stable. Pas besoin d’intervenir trop souvent. L’ordinateur faisait le boulot tout seul. Le client restait dans un tunnel évolutif sans déborder, sans à-coup. Le programme pouvait anticiper comme dans du beurre. Il ne pouvait pas être perdu ».
"Quand j’ajoutais quelque chose. C’était pour le plaisir. Pour que le programme soit parfaitement calé. Élégant. Le programme raffinait avec élégance".
« Par exemple, le répondeur était exactement dans le registre qu’il attendait. Oh oui, pour ça, je le connaissais bien. Et il tapait comme il fallait. On aurait dit… on aurait dit qu’il « savait taper ». Taper « 1 » ou « 2 » ou … plus. L’espacement entre les frappes en disaient long sur les gestes, sur leur ampleur, leur précision, le goût qu’il montrait à agir avec souplesse et discernement. Et puis, à nouveau, après avoir choisi un chiffre, il tapait à nouveau « 1 » ou « 2 »…vous savez bien… Sans revenir en arrière. Il n’hésitait pas. J’avais bien choisi les mots. Depuis qu’on peut personnaliser les messages, quels progrès, quel agrément que de travailler sur les dossiers des clients ! Et lui. Son dossier. Je le connaissais par cœur. Dans le mille ! J’avais frappé dans le mille ! 98% des mots qu’il utilisait. Le registre des réponses automatisées couvrait 98% de ses expressions habituelles»
« Le logiciel de satisfaction saturait aux niveaux de notes les plus élevées. Sa façon de taper. Le choix des touches. Leur succession. Les décisions de progression dans l’arborescence. Tout. Si bien fait. Comme un pianiste qui connait par cœur la partition. Ou mieux, un pianiste qui la joue si bien parce qu’on a fait une partition qui colle exactement. Une partition sur mesure. Même il apprenait. C’est le logiciel qui le disait. Sur deux ans, les compte-rendu « machine » ont montré qu’il savait mieux, de mieux en mieux, répondre et qu’il tapait plus vite , de plus en plus vite « un » ou « deux » ou plus…et ainsi de suite ».
" Alors, je ne comprends pas ce qui s’est passé. Le travail que j’avais fait était une vraie perle. Ce n’est pas toujours commode. Les gens disent qu’ils parlent le français mais ils n’utilisent pas les mêmes mots. Et puis, quand ils utilisent les mêmes mots, ce n’est pas toujours dans le même sens. Avec lui, j’avais fait un sans faute. On avait réussi à cartographier ses tics verbaux. Le programme avait stockés la quasi-totalité des expressions langagières. Elles avaient été ajoutées aux « programmes d’échanges verbaux ». Ils fonctionnaient si bien que ces échanges avaient été proposés dans le cadre de la révision des programmes « interactions et interfaçages ». Toutes ses habitudes physico-psychologiques, sa façon de raisonner, les « n’est-ce pas.. », les « alors voilà », les « nonobstant ». Il aimait beaucoup dire « nonobstant ». L’ordinateur savait reconnaître toutes « ses petites habitudes langagières » comme ils disent en stage de formation."
On savait anticiper sur ce qu’il allait demander à la Banque. Il disait, « j’ai jamais été à l’aise.. » toc. Immédiatement on lui envoyait, « vous voulez consulter votre relevé de comptes » ou bien s’il commençait « avez-vous reçu… ». On lui disait le montant des paiements de la sécu ». Il lui suffisait de murmurer : pension, et s’imprimaient les derniers versements des caisses de retraites.
Tout marchait comme sur des roulettes.
Mais là, maintenant ! Ses hurlements ! Ses « je veux », « qu’on me réponde une-fois-pour-toutes-merde » et aussi, ses « il n’y a donc personne dans cette boîte à la con ».
« Il n’a pas tapé ? Un ou deux, ou je ne sais quoi…».
« Si, bien sûr ! »
« Alors ? Il s’est trompé ? ».
« Mais non ! Je ne sais pas. Alors, je ne sais pas. Il faut que je fasse venir la bande. Vous verrez. C’est atroce. On l’aura dans 48 heures. Il a hurlé, hurlé. J’ai essayé de reprendre la relation en manuel. C’est possible. Vous savez qu’on ne nous laisse pas trop de liberté là-dedans. Le risque de manipulation psychologique « live » est coté « danger maximum ».
On nous le dit en séminaire « relations avec la Clientèle » : les clients sont des manipulateurs. Il faut se méfier d’un contact direct. Ils essaient d’obtenir quelque chose de vous. Un client c’est un corrupteur. Pas de morale. Uniquement la recherche du plaisir immédiat. Si vous levez les barrières, il se précipite. Des fauves. On a vu ça, des chargés de clientèle pulvérisés par une attaque client. »
« Je sais que j’ai pris un grand risque. Je l’ai fait. J’ai repris le client « en manuel ».
« Quand même ! Vous ne pouviez pas le faire sans son accord. Vous deviez entrer dans la « procédure d’acceptation préalable de dialogue » (PAPD). Elle est pas mal faite cette procédure. Ça oblige le Client à un « sit-back » comme disent les américains. Pour refroidir la tension. Les questions, faciles, à répondre. Elles sont bien. Même amusante. Le client répond facilement. Il a vite obtenu le score le plus élevé. On lui annonce un cadeau pour le féliciter de ce beau succès. Et il a le fond musical. Pendant qu’il répond aux questions. La musique est plutôt calmante. On l’a choisie pour ça ! et comme il n’y a pas qu’une seule forme d’anxiété-client, il y a plusieurs musiques. Le programme choisit selon son analyse de la situation du client. Et puis, il y a les petits tests pour jouer. Ils sont amusants les petits tests. Et puis les clients gagnent toujours. Logiquement, si elle est bien suivie, c’est une procédure qui permet de revenir très vite en mode automatique »
« Ça, c’est parce que vous avez la version.3. Elle est récente. Pas encore implantée partout. Moi j’ai la précédente. Pas de musique et pas de tests amusants. Que les questions. On sait qu’il y a des clients qui n’aiment pas. Qui ne réagissent pas bien. Pas beaucoup, mais il y en a ! Dans ces cas-là, il faut passer en « live » mais cela demande beaucoup de doigté. Sinon on part en vrille. Bonjour les dégâts. Difficile à rattraper ».
« La vieille version n’a pas bien marché, alors ? »
"J’avais, maxi 2 minutes pour réorienter le dialogue. Il faut déverrouiller les propositions du logiciel. Puis lancer le message indiquant que le dialogue va être enregistré. Puis lancer le mot du président sur l’importance de la communication client. Et enfin, immédiatement après, sans qu’on laisse une seconde disponible, prendre la conversation en lançant, le mot de bienvenue tout en souriant. Le sourire s’entend au téléphone. Pour détendre on peut utiliser le prénom. « Bonjour Pierre, quel plaisir d’être au téléphone avec vous ». Éviter de prendre parti pour le tutoiement ou le vouvoiement tant qu’on n’a pas décelé une vibration positive. Le logiciel d’analyse de la parole est une vraie aide à la gestion du Live. C’est sur lui qu’il faut se reposer pour la tonalité et le vouvoiement. Si pas de signal vert dans les espaces de contrôle, on reste au vouvoiement. »
Sa voix se remet à trembler. Il contrôle un bredouillement naissant. Le petit compte-rendu qu’il vient de faire a permis un travail de récupération de soi suivi du travail de décontraction. Il est typiquement dans la dernière ligne droite avant « restauration achevée ». Pas de doute, ce n’est pas n’importe qui.
« Tout ce qu’on a mis en place pour la communication « live », je l’ai utilisé »
Là, il a fait un très gros effort sur lui-même. Il surmonte. C’est bien. On n’aura pas besoin des procédures d’accompagnement. Il saura opérer la reprise en main. Bien équilibré pour ça. Une de ses grandes qualités. Sensible mais solide. Ce qu’il faut pour les clients. Il progressera, c’est sûr.
« Ça a été un véritable cauchemar. Comme si on m’avait jeté dans la fosse aux lions. J’ai utilisé les mots pour le calme, pour la paix et même ceux pour la convivialité, pour détendre, pour expliciter. Les mots qui vont avec ses habitudes de communication. Les mots qui, d’ordinaire, sont les siens. Des mots qui ne pouvaient pas le surprendre. Le logiciel de suivi de conversation donne une courbe en temps réel. Elle mesure les écarts. TOUS MES MOTS s’alignaient sur un écart ZERO, par rapport à l’idéal statistique. TOUS !»
« Si je vous suis, rien n’a marché »
« Rien. Vous écouterez la bande. Vous aurez du mal à tenir le choc ».
« Vous m’avez dit que vous aviez couvert ses registres lexicaux et sémantiques à 98% ? »
« ET vous savez que 98% c’est le maximum ! C’est ce qu’évaluait la base de données qui me fournissait les indicateurs habituels sur la tension, la portée, la perception et la compréhension. Elle est fiable. On l’utilise sans souci depuis quelques années. Je ne doute pas de ses calculs ».
« Et si c’était les 2%, qui avaient tout fait péter ? Un impondérable. Un grain de sable. La poussière dans l’œil qui fait que le conducteur rate un virage, malgré ses lunettes malgré une vue excellente à 98% ».
Il se rembrunit. Il redevint soucieux. Absent. Il se remit à trembler.
« Mais alors, si c’est ça. Comment va-t-on pouvoir travailler maintenant ? »
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