La plupart de ces contributions sont parues dans les colonnes du Huffington Post France et ont été reprises par le Huffington Québec. Elles se sont étalées sur plus de 6 mois. On les retrouvera sur ces sites en reprenant les titres de chaque article. Cette reprise se déroulera sur 12 semaines.
Cette réflexion sur les monnaies cryptées est un des éléments d'un livre rédigé par Pascal Ordonneau, à paraître fin octobre 2017 aux Editions SEFI Franel: "de l'idéal bitcoin à la réalité blockchain" qui retrace et caractérise les mouvements et constructions autour du cryptage de données et d'une nouvelle "révolution internet".
1. Monnaie sans banque : une révolution qui pointe ?
2. Les monnaies cryptées vs monnaies traditionnelles
3. Or numérique et or métallique
4. Heurs et malheurs des monnaies cryptées
5. Monnaies Cryptées : les « Cent Fleurs de la monnaie cryptée »
6. Monnaies cryptées : les prémisses d’une révolution
7. Monnaies cryptées et monnaies complémentaires : révolution globale ou révolte locale ?
8. La technologie change-t-elle la monnaie ?
9. Emissions monétaires : une diversité méconnue ?
10. Émettre des monnaies morales ou moraliser l’émission de monnaie?
11. Qu'est-ce que payer: Big data vs banques
12. Monnaies cryptées contre création monétaire
Pour simplifier la lecture de ces chroniques, elles sont publiées de 4 en 4,
la chronique de cette semaine est donc le numéro 10 de la série de 12
Lorsque on entend, dans un mouvement de créativité monétaire louable, qu’il devrait s’émettre deux types de monnaie Euros, l’une pour le nord (solide et sérieux), l’autre pour le Sud (fantaisiste et fragile), on sous-entend que les monnaies devraient être adaptées aux caractéristiques économiques, sociales, voire culturelles de leurs utilisateurs.
Ne serait-ce pas bien naturelle ? La monnaie, toute monnaie, n’est-elle pas le fruit de la croyance et de la confiance, ainsi qu’on n’a pas cessé de le montrer et de le répéter dans les articles précédents.
Il serait amusant de montrer que dans notre univers de monnaie Unique, la « Zone Euro » et dans l’univers en général des nations développées, la monnaie n’est pas vraiment « unique » « uniforme » « universelle ». Dans l’ordre des monnaies, n’existe pas une règle des trois « U » !
Ici, on fera un peu d’histoire et aussi de la « technologie ».
Monétariser le crédit-interentreprises
De tous temps, pour diverses raisons, dont celle de la liquidité, les entreprises se sont fait mutuellement crédit. C’est le crédit interentreprises. Deux techniques ont fait leurs preuves. L’une sur une petite échelle et une période de temps relativement brève : le Wir, créé en Suisse et qui fonctionne depuis 80 ans, au côté de la monnaie officielle, le Franc Suisse. L’autre, la lettre de change, dont l’existence européenne date des foires de Champagne au XII-XIIIéme siècle et, qui fut codifiée en France dans le courant du XIXème siècle. Ces deux monnaies fonctionnent entre entreprises et naissent (plus correctement, on dira qu’elles sont émises) à l’occasion de leurs échanges. Elles permettent de retarder le paiement final dans la monnaie « officielle ». Elles collent étroitement à la vie économique et à son rythme. Deux différences cependant : la lettre de change est limitée dans sa durée et ce point a toujours fait l’objet d’une réglementation détaillée. Elle est matérialisée (de moins en moins) sous forme papier quand le Wir est une monnaie dite scripturale, sans limitation de durée. Ces deux monnaies ne circulent qu’entre entreprises. Ce sont des moyens de paiement : elles sont remises à l’occasion d’une transaction et la concluent.
En France, pendant longtemps, le porteur (tireur) d’une lettre de change, pouvait la transmettre par endos à une autre entreprise et régler des achats. Cette caractéristique la rapprochait étroitement d’une monnaie au sens traditionnel du terme.
Pour être complet, il faut indiquer que la lettre de change à la Française pouvait être « changée » en monnaie scripturale à l’occasion du crédit dit d’escompte mis en place par les banques ; ce type de crédit est demeuré longtemps un des fondements du crédit aux entreprises. La lettre de change a perdu une bonne part de ses vertus purement monétaires : elle a été progressivement cantonnée au statut d’instrument de paiement entre les deux entreprises qui l’ont émise, elle n’est plus à proprement parler un instrument monétaire entre entreprises. Le Wir quant à lui continue son existence de monnaie complémentaire. Son utilisation progressant dans le moment de crise et se réduisant dans le moment d’euphorie économique.
Les monnaies divisionnaires à la merci des puces
Que diable les cartes à puce font-elles aux côtés des pièces de monnaies (dites monnaies divisionnaires) ? La réponse est là : dans un grand nombre de pays, en Europe et sur les autres continents, les cartes de paiement sont en train de détrôner les bonnes vieilles pièces avec la bénédiction des pouvoirs publics. Il y a là des motifs fiscaux : les monnaies divisionnaires font partie de ce qu’on nomme vulgairement le « liquide, le cash » et sont au même titre que les billets soupçonnées d’être des supports de fraude fiscale. Une autre raison tient au coût de production des monnaies divisionnaires : il est largement supérieur à la valeur faciale de ces monnaies et a longtemps pesé sur la production à la charge des « Monnaies de Paris et autres lieux ». Résultat paradoxal : dans les périodes troublées, ces monnaies en nickel, cuivre ou tout autre métal étaient thésaurisées et … disparaissaient de la circulation ! La carence en monnaie divisionnaire a été un casse-tête de tous les temps.
Diverses solutions furent expérimentées : le caramel mou en Italie, les timbres-postes insérés dans de supports ronds en France (par la Société : FYP ou Fallait Y Penser !). On imposa à certaines institutions, chambre de commerce, syndicats de commerçants, voire même commerçants eux-mêmes, d’en assurer l’émission et la gestion. Ce fut le cas pendant une grande partie de le période dite « d’entre-deux guerres » en France.
Quel rapport avec les cartes bancaires ? Simplement celui-ci : dans la plupart des pays développés, un mouvement est lancé pour que le paiement par cartes soit substitué au paiement par piécettes. Jusqu’ici les banques émettrices de ces cartes s’y opposaient en raison des coûts de traitement. Tout évolue, même les coûts de traitement mais aussi, et surtout, les technologies de paiements. Celles-ci sont en pleine révolution depuis qu’elles ont été mises en contact avec la téléphonie mobile : arrivent maintenant dans la vie de tous les jours, paiements sans contact et paiements par cartes virtuelles. Les paiements « ip » qui utilisent les canaux de l’internet viennent concurrencer les paiements cellulaires de la téléphonie sans fil.
Au fait, si ces technologies se développent à toute vitesse, est-ce vraiment pour résoudre enfin la problématique de la monnaie divisionnaire ? En vérité, tous les paiements, les petits paiements tout autant que les gros, une fois captés, seront une très jolie source d’information sur les consommateurs, les produits consommés et les habitudes de consommation…Toutes informations que les paiements par monnaies fiduciaire et divisionnaire ne pouvaient capter. La monnaie divisionnaire sera enfin rentable !
A quand le paiement quantique ?
L’Euro est une monnaie sans cesse affublée du sobriquet « unique ». On ne commentera pas sur ce que « un » implique dans les traditions occidentales, on dira qu’il peut paraître étonnant que la monnaie soit à ce point unique qu’elle permette tout « uniment » de faire face à la compensation de dettes et de créances en centimes d’euro, ou en milliards, toutes les dix minutes ou tous les centièmes de seconde.
Lorsque vous sortez vos piécettes (ou votre téléphone) pour régler l’achat d’une baguette de pain au même moment un programme de trading à Londres vient de lancer une rafale d’opérations sur le mode « High Speed Trading ». Ce sont des milliards d’euro qui volent dans les circuits de fibres optiques, qui se compensent sur toute la planète et qui sollicitent violemment les systèmes bancaires internationaux.
Vivons-nous dans le même monde financier et monétaire que ces algorithmes : sûrement non ! Il leur faut pour exister de puissants ordinateurs. Il les faut le plus près possible des marchés. Toute milliseconde gagnée se résout en millions d’euro de profits.
Mais si nous ne vivons pas dans le même monde financier et monétaire, d’où vient que c’est de la même monnaie qu’on débat ? N’a-t-elle pas nécessairement changé de nature par le fait même de la quantité, de la vitesse et de la nature des transactions ?
Ces questions sont-elles très au-dessus des préoccupations des citoyens de base ? Pas du tout ! Puisque c’est de la même monnaie qu’on discute, les garants finaux sont les citoyens de base. Les erreurs des combattants de la transaction « quantique » sont finalement payées par ceux-là qui raclent leurs poches pour faire l’appoint quand ils achètent des bonbons pour les enfants ou qui tapent leur code instantané pour valider l’opération de paiement à distance via leur smartphone.
Il est un enjeu-clef dans le monde de la physique : « l’unification des quatre forces ». En économie, on aurait envie de dire que dans un monde de plus en plus « global », l’unification des forces monétaires n’est pas rassurante.
Faut-il «rendre la monnaie aux citoyens» ou à ses utilisateurs? Faut-il que la monnaie soit «disciplinée» ou «bridée» en sorte qu’elle ne puisse plus jamais véhiculer les crises économiques?
Lorsque les théoriciens de l’économie libérale posèrent les fondements de l’économie
moderne, ils s’attachèrent à l’économie dite réelle. Non pas parce qu’ils voulaient clairement la démarquer d’une économie bancaire ou monétaire, mais parce qu’ils ne pensaient pas que dans les
processus de création de richesse, la monnaie puisse jouer un rôle.
Ils n’écartaient pas l’idée qu’elle ait une utilité. Celle-ci était seconde en quelque
sorte. D’où la fameuse image du «Voile». La monnaie est nécessaire pour assurer l’échange. Voilà sa véritable utilité. Elle peut être une unité de compte à ce titre seulement. Elle est un moyen
de conserver la valeur lorsque les revenus sont supérieurs à la consommation et que se constitue une épargne. Ces propos reconnaissons-le sonnent curieusement archaïques. Plus personne ne croit
que la monnaie ne joue pas de rôle dans les économies, même si ce rôle paraît excessivement important et s’il conviendrait de le limiter.
Comment s’y prendre? Deux types de propositions se présentent sur le marché des idées et
très concrètement sur le marché bancaire et financier : les unes sont «classiques», elles conduisent à contraindre les producteurs traditionnels de monnaie que sont les banques, en leur
imposant des règles d’émission variant selon la nature de leurs activités. Les autres sont «idéologiques» au sens où elles s’appuient sur une conception morale ou même religieuse de la
monnaie.
La monnaie, produit régulé des
banques
Puisque les banques sont mauvaises, on ne peut donc pas leur faire confiance pour produire
la monnaie et surtout la bonne monnaie.
Mais d’abord, qu’est-ce que produire de la bonne monnaie dans l’univers bancaire,
c’est-à-dire dans un univers où on ne « mine » pas ni dans les galeries obscures d’une mine d’or, ni dans les replis électroniques du cerveau d’un processeur d’ordinateur en
réseau?
On dira de façon expéditive que c’est le fait pour les banques de produire des crédits à
l’économie en ne retenant dans leur raisonnement d’octroi de crédit que des critères « réellement » positifs. C’est ainsi que les crédits à la construction d’usines, à l’achat
d’équipements, à la recherche et au développement seront gratifiés d’une bonne opinion.
Généralisons : le fait pour un ensemble de banques de s’employer à des opérations de
prêts de ce type, va se traduire, comme on le sait, par des dépôts dans le système bancaire, donc de la monnaie. Cette monnaie sera dite « bonne » puisqu’elle a été produite à
l’occasion d’opérations utiles à l’économie. Elle a d’autant plus de valeur qu’elle en a créée. Les pouvoirs publics seront donc enclins à faciliter la fabrication de cette bonne
monnaie.
Par opposition, ils seront enclins à contrôler sévèrement les autres activités des banques
qui aboutissent à la création d’une «monnaie financière». Les régulations qui sont progressivement mises en place pour encadrer les activités de Banque d’investissement conduisent à tracer une
frontière entre deux activités monétaires. Le curseur en est l’obligation de couverture des opérations de crédit relatives aux activités «réelles» par opposition à celles qui sont relatives aux
activités «financières».
Contraindre les banques à appuyer leurs activités de crédit sur la détention de fonds
propres, c’est-à-dire durcir les conditions de rentabilité des opérations de crédit est un moyen parmi d’autres (quotas, ratios, obligations réglementaires) pour pousser les banques à être très
sélectives ou, en cas d’assouplissement, à l’être moins. La mauvaise qualité de la monnaie «financière» est contrebalancée par les fonds propres qu’il faut afficher. Dans l’autre sens, la monnaie
issue des crédits à l’économie réelle sera présumée bonne et subira moins d’obligations en fonds propres.
C’est ainsi que deux monnaies sont ainsi légitimées et distinguées selon un label
moral!
D’autres méthodes sont possibles pour rendre «son âme» à la
monnaie.
La monnaie, soumise aux impératifs
moraux
«L’argent ne fait pas de petits». On a tout dit ou presque au moyen de cette formule dont
on attribue la paternité à Aristote. Autoriser le prêt à intérêt est la fin d’un débat sur près de deux millénaires et qui s’est achevé avec la Réforme protestante. A cette occasion, le temps est
devenu «de l’argent».
Ce serait donc du passé que cette idée aristotélicienne? Si les catholiques ont abandonné
leurs convictions, pour les musulmans la formule est toujours vivace : le prêt à intérêt n’est pas «chari’a» compatible. Est-ce à dire que la vie économique, celle qu’on a qualifiée plus
haut de «réelle» se verra privée des bienfaits de toute activité de crédit.
La réponse est négative: la «Finance Islamique» est là pour y parer. Tout en imposant
fermement que personne, ni le déposant, ni le banquier ne peuvent recevoir d’intérêts sur l’argent déposé ou prêté quelle que soit la durée du placement ou son objet, la Finance Islamique remet
le temps à sa place. La notion de location s’y substitue. Ainsi la monnaie produite sera-t-elle irréprochable.
Autre moyen de rendre à la monnaie, la moralité qu’elle a perdue : empêcher toute
accumulation de capital résultant de l’application de la règle de l’anatocisme, celle-là même qui fut anathémisée par Aristote. L’anatocisme est la technique selon laquelle l’argent prêté donne
des intérêts qui s’ils ne sont pas payés, se transforment en capital et viennent accroître la base de calcul … des intérêts. Et ainsi de suite. Cette règle est d’autant plus redoutable que les
intérêts sont élevés et payables selon des périodicités très rapprochées.
Comment éviter cette dérive d’autant plus condamnable pour ses accusateurs, qu’elle frappe
le pauvre, le démuni, et le nécessiteux et le conduit directement à l’aliénation de son indépendance? Autrefois, le débiteur écrasé sous le poids de sa dette tombait en
esclavage.
L’invention de la monnaie «fondante» vient rompre ce cycle infernal! Les détenteurs de
réserves monétaires ne peuvent pas s’enrichir en les prêtant soit aux banques soit aux autres agents de l’économie car la durée de détention d’un actif monétaire se traduit par une déperdition de
sa valeur! En somme, plus longtemps on détient un actif monétaire et moins il a de la valeur. Tout l’inverse du mécanisme de l’anatocisme. La monnaie ne peut pas être
thésaurisée, ni prêtée puisqu’il en coûte à son propriétaire. Plutôt que de la «stocker», il a intérêt à la dépenser le plus vite possible.
Si plusieurs monnaies alternatives ou complémentaires dites «fondantes» ont vu le jour
suivant des méthodologies variables et avec des horizons de temps différents, la formule est encore confidentielle.
On pourrait penser que cette dévalorisation de la monnaie n’est que le produit d’esprit
originaux, mais peu pratiques. Ce serait alors oublier que pendant un certain temps, quelques Etats, dont la France et l’Allemagne se virent dans la situation originale où leurs dettes étaient
affectées d’intérêts négatifs : les intérêts étaient dus par les préteurs et non les emprunteurs. Le capital prêté était ainsi diminué de l’équivalent capitalisé des intérêts dus ! Le
monde à l’envers! On peut penser à un moment original où l’économie montre que rien, ni aucune loi, ne peut lui interdire de drôles d’aventures. Curieuse monnaie que celle-là qui met le créancier
au pied de l’emprunteur en raison du fonctionnement étrange des «lois du marché»!
On avait montré dans les articles précédents que l’émission monétaire était variée, on voit que la monnaie produite est aussi susceptible de variations tant dans sa qualité intrinsèque que dans les modalités de son traitement par les agents économiques.
Sommes-nous à la veille d'une révolution pour ce qui concerne la monnaie? Il y a peu, j'écoutais une conférence donnée par l'ancien DG d'une institution financière internationale. Etait-ce à dessein, était-ce par mégarde, le voilà qui distingue entre la monnaie de tous les jours et la monnaie des grandes opérations financières. Etrange distinction dans un monde qui ne rêve que de monnaie unique, en Europe au moins, ou du fameux Bancor du regretté J.M.Keynes, ou, pour les rétrogrades, d'un retour à l'or, et à lui seul évidemment.
Cette distinction on l'a évoquée à de nombreuses reprises dans le courant des articles sur la monnaie. Ce qui paraît de moins en moins étonnant, c'est le fait que l'intervention des banques dans la production de la monnaie "de tous les jours" paraît de plus en plus superflue.
Il faut investiguer sur ce thème: en quoi les banques ont-elles si longtemps paru indispensables dans la production de monnaie? Pourquoi parle-t-on du droit qu'ont les banques de produire de la monnaie?
Pourquoi les banques sont-elles incontournables dans les paiements?
Une transaction primairement, basiquement, se résume à la fixation d'un prix et se dénoue par le paiement du prix convenu. Dénouer signifie que le paiement ayant été accepté, l'objet de la transaction ayant été livré, le transfert de propriété est réalisé. Il est parfait. Dans ces conditions: qu'est-ce que payer? Un paiement à lieu lorsque le créancier reçoit en compensation de sa créance, un équivalent "ad valorem" sous n'importe quelle forme pourvu qu'il l'accepte. Il accepte les boules de gomme ? Un paiement en boules de gomme fera donc l'affaire. Il se contenterait de quelques kilos de riz. Il s'estimera payé quand il aura reçu le riz demandé. Ceci est moins pratique pour ses propres besoins de paiement que de recevoir de l'or. Ce dernier est neutre en tant que support de paiement: celui qui l'a reçu peut s'en servir dans ses propres transactions car, dans la plupart des contextes culturels, l'or a vertu libératoire. Donc, l'or requis en paiement étant livré, le paiement est fait. On pourra discuter des inconvénients de sa manipulation. Il est lourd, on ne peut pas le diviser à l'infini etc.
Le billet de banque avait permis de se passer de l'or tout en conservant sa "vertu libératoire". La lettre de change par exemple, instrument de paiement tout autant que le chèque, présentait un inconvénient. Il s'agissait finalement de la remise d'une créance particulière pour éteindre une créance particulière: le créancier de la transaction échangeait un risque de non-paiement contre un autre. Le support remis en paiement pouvait n'être pas "franc comme l'or". Si le créancier se disait satisfait de la livraison de deux vaches en paiement du prix, il pouvait en revanche hésiter à accepter pour paiement une créance sur un tiers. Qui pouvait certifier que ce tiers serait solvable?
L'invention du Billet de banque avait été une véritable révolution: la confiance dans la valeur de l'or se voyait substituée la confiance dans l'émetteur de la monnaie. Les créanciers n'avaient pas besoin de s'interroger sur "le tiers solvable". Ce dernier était une banque. Elle pouvait faire faillite? Evidemment, mais, elle simplifiait considérablement la solution à apporter à la question "le tiers est-il solvable?" En remplaçant par quelques centaines d'acteurs, les milliers de tiers débiteurs en question. On comprend bien que le rôle des banques était donc incontournable et que la vraie question était de savoir si les pouvoirs publics s'impliquaient dans la sécurité des paiements, c'est-à-dire, dans la stabilité et la solvabilité des banques.
A cet instant, on relèvera un point d'importance sur le plan de la philosophie monétaire: les banques via le billet de banque et les instruments qu'elles inventeront pour l'améliorer, avaient dématérialisé le rapport des parties au paiement. Le paiement effaçait la réalité de la transaction, comme l'or l'avait fait auparavant, mais avec plus de force et de pertinence: après tout l'or étant une marchandise en présentait aussi les défauts. Une transaction réglée en monnaie de banque est un échange de créances, l'opération réelle est totalement séparée de l'opération monétaire.
Il faut alors revenir sur la révolution du Big data, de l'algorithme et des communications réunies. Les banques on l'a vu étaient nécessaires pour la formidable simplification qu'elles proposaient. Le créancier n'était plus contraint de se livrer à un travail de fourmi pour s'assurer de la capacité de payer de sa contrepartie, ni d'accepter des marchandises en paiement dont il n'aurait pas le "replacement" immédiat. La remise de billets de banque pourvoyait à ces incertitudes. Or, à la réflexion, en opérant cette substitution, il s'évitait, une tâche et un temps considérable.
Le Big data contre les banques?
Si on imagine que serait mis à la disposition des créanciers, petits ou grands, un système qui, à une vitesse considérable, opère la compensation des dettes et des créances, alors, pourquoi passer par la monnaie? Il y a bien longtemps, rien sur le plan théorique n'aurait empêché le créancier à être payé en créances de nature diverses et baroques, rien sauf le temps qu'il aurait dépensé en recherches sur ces créances puis ensuite dans leur recouvrement. Si on imagine un système informatique apte à reconnaître l'existence de l'ensemble des créances et des dettes de l'ensemble des acteurs économiques et à les «apparier», c'est-à-dire à les apurer par compensation des unes avec les autres, qu'est-il besoin de la monnaie? Et donc des banques?
Bien sûr, ce système devrait être capable de vérifier la réalité des créances à lui déclarées, leur légitimité, leur disponibilité, leur transférabilité. Or c'est justement ce sur quoi repose le "Big data": capacité de collecte de données, de tri, de croisement, de vérification. La dématérialisation que le paiement bancaire avait permise serait poussée au plus haut point, puisque les transactions les plus petites, voire infimes, pourraient être apurées (appariées) comme les plus grandes.
Donc une vraie révolution des paiements, la disparition des intermédiaires, les banques en l'espèce entraînant des gains de coûts considérables particulièrement pour les transactions les plus modestes. La rapidité d'exécution n'aurait plus rien à voir même avec les mécanismes de paiement et de compensations des banques.
Pourtant la véritable révolution n'est pas là: le billet de banque, dématérialisant les paiements avaient "raboté" leur réalité. Un paiement par chèque, parle de l'émetteur et du bénéficiaire. Même chose pour le virement. On sait que les parties au paiement sont des personnes physiques ou des personnes morales, des particuliers ou des entreprises. Que sait-on de la transaction? Que sait-on des autres transactions? Peut-on se livrer à des statistiques sur le comportement des parties à la transaction, à l'occasion des milliers d'autres transactions dans lesquelles ils sont impliqués? Bien sûr que non! Et même si les banques le voulaient, capter les informations, les traiter, les compiler, en tirer les conséquences supposerait de revoir de A à Z certains aspects du traitement des informations bancaires.
On annonce régulièrement l'apparition de nouveaux acteurs dans le domaine des paiements en ligne ou "cryptés": qu'il s'agisse d'Amazon, Google, Apple et les autres. Il faut être conscient que si leurs objectifs concernent le traitement le plus rapide possible des paiements, ils ne sont pas souvent engagés dans la recherche des voies et des moyens d'en révolutionner les processus. Leur intérêt pour les paiements tient surtout aux informations qu'on peut en tirer sur leurs clients, les prédictions qu'on peut faire quand à leurs habitudes de consommation et à leurs comportements futurs.
La fréquence des paiements, leur nature, le rassemblement de ces données sur des bases géographiques, ou temporelles, les croisements avec les socio-types vont renouveler la nature et l'ampleur des informations détenues sur les "débiteurs" et sur les «payeurs» et redonner au mode de paiement toute la réalité qu'il avait perdu sous les coups de la monnaie de banque.
Pour les ordinateurs du Big data, pour ceux des réseaux sociaux, il n'y a pas d'individu perdu «dans la foule solitaire» tant qu'on peut en récupérer les données.
La monnaie, un complément ? Un outil pour faire la soudure ? Si la monnaie ne vaut, pour solder les comptes, que si elle recueille confiance et croyance, pourquoi et comment peut-elle émerger et par quel miracle a-t-elle pris pareille importance dans les sociétés modernes par opposition à la compensation directe des dettes et des créances? Pourquoi n’est-elle pas restée au niveau de ce complément qu’on a évoqué ? Pourquoi s’est-elle systématiquement imposée, pour chaque transaction ou à peu près, quelle qu’en soit la taille ou la nature ? Une même monnaie couvrant les besoins en cash pour les pourboires dans les cafés et l’apurement des journées du High speed trading ! A cette question, il faut ajouter : quelles contraintes technologiques ou sociétales ont conduit à cette situation où des opérateurs spécialisés se sont attribués et la fabrication de la monnaie et sa circulation.
La monnaie entre apogée et révolution
La réponse tient en ce qu’elle a évolué partant d’un socle novateur au XVIIème siècle, sous la forme du billet de banque, et devenir un moyen remarquable pour oublier le temps et l’espace, une technique absolue, universelle, intemporelle et, pour le mieux, impersonnelle. La monnaie moderne, en quelques périodes qu’on l’utilisera, emportera l’abstraction de l’échange, sa désincarnation ou, plus justement, sa déréalisation.
Les monnaies telles qu’elles ont été améliorées et raffinées pendant des siècles passant par le billet de banque puis par la monnaie scripturale, passant par l’émission privée pour en venir à l’émission souveraine ont réussi à abolir temps et distance dans les transactions en rendant le paiement, c’est-à-dire la compensation des dettes et des créances, simultané aux transactions, instantané en tant qu’extinction du rapport débiteur-créancier. L’idéal de la conception classique de la monnaie soit : à chaque transaction son paiement, n’aura été atteint qu’avec la naissance de la monnaie scripturale. En équivalent financier : la cotation continue l’a emporté sur la cotation périodique. La monnaie est devenu la base de la pyramide des moyens de paiement c’est-à-dire des techniques de compensation des dettes et des créances quand auparavant elle en était le sommet: le dernier moyen de paiement requérable après tous les autres.
Faux concept, celui de réalité de la monnaie s’est longtemps protégé en se cachant derrière un autre faux concept, celui de monnaie souveraine. Avec l’avènement de la monnaie scripturale, il est devenu rapidement difficile de penser la monnaie comme une chose même si la plupart des agents de l’économie ont toujours eu du mal à penser cette monnaie pour ce qu’elle est : un rapport de créancier à débiteur. Cette difficulté de penser a ouvert la voie à cette conception de la monnaie comme une émanation du souverain via sa « Banque Centrale » : la monnaie n’était pas tangible mais placée sous l’autorité de la Banque centrale, comme au bon vieux temps de la monnaie-or émise sous l’autorité des souverains lydiens, et recouvrait une réalité monétaire « au-delà de la dématérialisation ».
Il est vrai que le souverain conférant à sa monnaie de pouvoir exercer ses vertus compensatoires sur son espace de pouvoir a ainsi aboli les distances entre commerçants. Un habitant de Saint Pierre et Miquelon ne doute pas qu’un paiement en chèque tiré sur une banque française au profit d’un Parisien soit crédible. Le parisien ne doutera pas que ce chèque est recouvrable comme, banalement tout billet de banque émis par la banque centrale. Plus tard, les unions économiques et monétaires ont aboli la contrainte de l’espace national du pouvoir pour le remplacer par un espace plus large et ainsi de suite. Pour autant, la monnaie doit dans l’esprit de ses utilisateurs être rattachée. A l’Etat, à la Banque Centrale, à une quelconque autorité de ce genre, mais surtout pas abandonnée.
L’ère digitale contre la monnaie « classique »
Les technologies nouvelles issues de la combinaison de l’internet et des capacités de calcul des ordinateurs provoquent une formidable mutation des technologies de l’information, de son authentification et de son traitement. Elles portent l’annonce que le couple confiance-croyance va évoluer dans une autre dimension faisant revenir la monnaie à ce qu’elle est essentiellement, un moyen complémentaire dans le déroulement d’une relation entre créancier et débiteur.
La « révolution digitale » autorise maintenant la compensation des dettes et des créances en toute simultanéité et instantanéité, sans recourir à la monnaie, si ce n’est, en dernier ressort, comme complément véritable. De fait, la capacité de calcul des grands ordinateurs doit, dans peu de temps, leur permettre de tenir à jour, instantanément l’état des dettes et des créances des différents agents de l’économie et, partant de procéder à leur compensation en continu. C’est donc une monnaie « digitale » qui se profile et qui va renverser la conception de la monnaie telle qu’elle émergea avec l’apparition du Billet de Banque au XVIIème siècle. Cette monnaie digitale comportera une double caractéristique : elle sera « peer to peer » et elle sera universelle.
A cette vision « digitale » on pourrait objecter qu’il est très présomptueux de présumer que sont homogènes l’ensemble des échéances de l’ensemble des dettes et des créances de l’ensemble des agents dans le monde et que, par ailleurs, il est illusoire de penser que la diversité des systèmes monétaires et des devises puisse être abolie d’un coup de baguette « digitale » grâce aux grands ordinateurs et à la mise en place d’un Big data monétaire. Cette objection est bien fondée si on suit la conception traditionnelle de la monnaie. Et il est intéressant de relever que loin d’imaginer une révolution monétaire les « inventeurs » des monnaies digitales s’ingénient à réinventer l’or.
C’est ainsi, qu’après qu’on a assisté à la désincarnation de la monnaie, l’ère digitale se manifeste par l’apparition de « monnaies digitales » dont le bitcoin fait partie. Elle présente par rapport aux vieilles monnaies une différence de taille : il faut les considérer non pas comme d’abord et avant tout des moyens de solder les transactions mais comme des techniques de « pricing » au sens transactionnel du terme c’est-à-dire d’universalisation des valorisations, par opposition aux particularismes locaux ou techniques découlant des caractéristiques sociétales et technologiques de la monnaie. Ils autorisent la compensation des dettes et des créances, indépendamment des devises, des zones monétaires, et des souverainetés.
L’ère digitale de la monnaie signifiera la disparition de la monnaie telle que fabriquée, diffusée et gérée par les organes et institutions qui avaient accompagné la naissance des monnaies modernes : essentiellement les banques. L’émission monétaire quitterait cet univers pour celui de la masse des agents économiques individuellement. L’émission de publique deviendrait privée.
Simple changement ou révolution économique ? C’est dans la réalité toute l’économie bancaire et financière qui serait secouée. L’essentiel des revenus des banques leur vient de leur haute main sur la circulation de l’argent c’est-à-dire la compensation des dettes et des créances. Plus complet et total est ce contrôle, plus les banques en tirent la capacité de prêter, sans contrainte, sans frein. L’ère digitale augmenterait fortement ce qu’on nomme « les fuites » dans le système bancaire et poserait une entrave à leur liberté de création monétaire, mettant en cause par voie de conséquence l’existence des banques qui ne parviendraient pas à s’adapter à ce gigantesque choc, bien plus lourd que les mesures prises pour les contraindre à renforcer leurs capitaux propres et, ce faisant, limiter leur capacité de création monétaire.
L’ère digitale décidément, risque de bouleverser toutes les conceptions qui gravitent autour de la monnaie.
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