On peut trouver l'ensemble de ces articles dans le Huffington Post
1 Penser la monnaie n'est pas si simple
2 Entre pesant d’or et pièces frappées
3 Quand la monnaie coule sans pénétrer l’économie.
4 Ambiguïté de l'idée de monnaie
5 Monnaie et temps
6 Désunifier et respatialiser la monnaie ?
Paru dans le Huffington Post
Parler de monnaie ? Tout n’a-t-il pas été dit ? Les choses ne sont-elles pas simples ? Il y a la monnaie. C’est pour payer. Mais aussi pour épargner. Et pour compter. Comme cette façon de penser tient depuis Aristote, on voit mal pourquoi on en changerait. Or cette chose simple ne serait pas si simple que cela et soulèverait beaucoup de questions. Ou bien, n’en soulèverait pas ! Les économistes classiques considérant la monnaie auraient adopté l’attitude de Laplace, célèbre mathématicien français qui disait de Dieu : « … Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Ils ont donc bâti leur fameux modèle en excluant la monnaie. Elle n’était qu’un voile. L’économie pouvait vivre sa vie tranquillement sans elle. On ne soulève pas la question de la monnaie !
La monnaie n’est pas si simple à penser
La suite montra que tant de simplicité n’allait pas de soi. Par exemple, même si la monnaie ne sert à rien, la question de savoir d’où elle vient, a taraudé les « économistes ». Pourquoi peut-on en manquer, est-il possible d’en avoir trop, d’où vient-il qu’on la désire et par quel miracle en vient-on à l’accepter dans une transaction ? Cette chose qui nous parait si essentielle est-elle le fait du Prince ou l’œuvre d’entreprises privées ?
Si la monnaie était si simple, si elle n’avait aucune importance pourquoi en faire un objet de pouvoir ou le moyen de créer des liens entre gens de même genre ou de même activité ? Germe-t-elle dans la nature ou est-elle le produit d’une chaine de progrès technologiques ?
Considérée de cette façon, il parait que la monnaie n’a rien de simple. Pourtant, «monnaie» est si facile à dire. En français, on ne s’ennuie pas de terminologies compliquées ou de concepts impénétrables. Personne ne se trompe quand on prononce « Monnaie ». On sait que c’est pour parler le langage commun « de l’argent » quel qu’en soit la forme. Pour un Français, que cela se présente sous la forme de l’or, d’un morceau de papier avec de jolies couleurs ou sous la forme d’un crédit en compte courant, l’argent a toujours à voir avec la monnaie
Il faut seulement oublier que les Français aimant bien « catégoriser » les choses, les pensées et les gens, ils savent le faire pour la « Monnaie » qui se voit aussitôt adjoindre des noms et des adjectifs aussi divers que variés. Monnaie de singe, monnaie Cryptée, monnaie numérique, monnaie électronique, monnaie métallique, monnaie marchandise, monnaie de billion, monnaie obsidionale, papier-monnaie etc.
Où est donc la simplicité et comment parler sereinement de la Monnaie quand en plus d’être un voile, elle parvient à se montrer à ses utilisateurs sous tant de formes ?
Le plus curieux n’est pas dans le mode français de dire les choses, il est dans l’extraordinaire variété terminologique qui entoure le mot par le vaste monde. Par exemple, en Anglais, le mot « currency » parle « juridiquement de la monnaie bien que les Anglo-saxons aient « money » à leur disposition. En Allemagne, le mot « Gelt » qui signifie le plus souvent « argent » vaut aussi dans le langage courant pour « monnaie ». Cela n’empêche pas le législateur d’utiliser le terme de « Devisen ». Or ce terme-là, repris en français sous sa forme de « devise », ne concerne que la monnaie étrangère d’où qu’elle vienne. Monnaies étrangères ? Les Anglais feront un petit effort : ils seront capables de dire « foreign currencies ». « Foreign money » ne veut pas dire grand-chose !
Dans un arrêt récent, la Cour de Justice Européenne, ayant à s’exprimer en matière fiscale fit état de tous les paradoxes et de toutes les confusions qui entourent le mot « Monnaie ». Dans une chronique où était analysé cet arrêt (cf Huffington Post ), il avait été relevé que « Ce fameux qualificatif de monnaie ou de devises n’a finalement pas beaucoup de consistance au regard du sort que les traductions des directives européennes réservent aux termes de monnaie traditionnel, monnaie légale, moyen de paiement ». Peu importe le mot diront les optimistes pourvu qu’on ait le sens ! La chronique ne suivait pas ce bel optimisme tout empli de « benign neglect » et notait que « De telles variabilités linguistiques qui conduisent à transformer le contenu et le sens des directives ne rassurent pas beaucoup sur leur pertinence et leur effectivité ».
Si tout était simple, pourquoi s’acharnerait-on à rendre la terminologie compliquée ? Ou bien faut-il croire que la question de la monnaie ne se résume pas au déploiement d’un voile.
Monnaie et Monde réel ?
On a volontairement fait « semblant » de croire que cette dernière expression résumait l’essentiel de la problématique relative à la Monnaie. Cette idée d’une monnaie qui n’a pas d’influence sur le monde réel a perdu de sa puissance explicative depuis que Keynes a révolutionné la façon de voir l’économie. Pourtant, nombre d’économistes post ou néo-classiques sont revenus depuis pour tenter de ravaler la monnaie au rang de sous-produit institutionnel à la portée discutable et à l’efficacité douteuse. De nos jours, il est aussi des économistes qui soutiennent que l’obsession monétaire des banques centrales et plus particulièrement de la Federal Reserve Américaine ou de la Banque Centrale Européenne conduit à force de confusions et d’abus à des catastrophes économiques futures.
C’est dire qu’abordant la question de la monnaie, les économistes et les professionnels de l’économie sont rien moins que sereins. Leur perplexité ne tient pas seulement à ces errements terminologiques ou conceptuels, elle tient aussi au fait qu’un principe inhérent à la monnaie, son unicité, a tendance à voler en éclat et dans la pratique et dans la réflexion théorique.
« Monnaie » et « unique » ont été associés par les Européens dans le déploiement de la Zone Euro et de la « Monnaie Unique ». On revenait à ce qu’on énonçait au départ de cette chronique : à la simplicité. La monnaie ne pouvait pas se disperser en « francs », « deutschemark », « lire », ou autres « couronnes ». La monnaie pour accéder au statut de concept économique sérieux devait se débarrasser des oripeaux nationaux et unifiant enfin les soi-disant monnaies nationales, devait devenir « une, sainte et indivisible » pour reprendre une expression bien connue. Il y aurait encore d’autres monnaies mais en dehors, temporairement, du Dollar et du Renmibi, rien de bien sérieux.
Mais ce n’est pas tout à fait comme cela que cela se passe. De curieuses monnaies surgissent, les unes inspirées par l’idée que la monnaie c’est du social en puissance, les autres refusant toute ingérence de la puissance, les troisièmes, pour soutenir la naissance d’un nouvel « homo économicus ».
On pourrait, au terme de cette présentation de la question « monnaie » interroger son opportunité. Qu’importe ces questions sur la monnaie quand les vrais problèmes se nomment « chômage », « progression des inégalités », « mondialisation des échanges », « mutations technologiques » ?
La monnaie face à pareils challenges n’est-elle pas un épiphénomène, ne profitant qu’aux banquiers et la cohorte de spéculateurs qui s’engraissent sur le dos de leur contemporains en maniant des fortunes artificielles ? Et surtout, la monnaie qui porte un intérêt « zéro, ou même négatif » et semble la marque de nos économies modernes ne devrait-elle pas céder la place devant le monde réel, le monde vrai de l’économie et de la production des choses…
Ces remarques sont fortes… sauf que le monde réel est de plus en plus fait d’échanges d’actifs intangibles, que le virtuel est devenu tout aussi marchandise que les bonnes vieilles tonnes d’acier et que les échanges paraissent échapper à la règle de la monnaie unique.
Il faudrait donc arriver à se mettre d’accord sur ce que monnaie veut dire… Encore faudrait-il être assuré que tout le monde est d’accord sur le moment où ce trublion de l’économie apparaît et pour quels motifs.
Alpha et oméga de l’univers monétaire ou de l’univers économique, la monnaie ? Ou bérézina intellectuelle et scientifique ? Nous discourons merveilleusement de cette invention antique. Nous avons à son égard les mêmes pensées téléologiques qu’à l’égard de toute évolution sociale, surtout quand le «fait social » se nomme « fait scientifique ». La monnaie serait un marqueur de l’évolution des sociétés comme l’idée de progrès et la montée de l’Homme vers la liberté. Et pourtant, n’assistons-nous pas à la fin des politiques monétaires : ces techniques macro qui ont fait passer la monnaie de l’univers des marchands à celui de la direction éclairée des économies ?
Si l’instrument dit « monétaire » n’est pas devenu ce fameux alpha et oméga par quoi on terminait le précédent article, n’est-ce en raison d’une véritable crise conceptuelle ?
Helicopter Ben ou le QE planant
Depuis que la « Crise » a éclaté, les théories de « Ben » (Bernanke) sur l’héliportation de la monnaie ont été mises en œuvre à une échelle que leur auteur lui-même n’aurait probablement pas imaginée.
Un peu d’histoire de la pensée « monétaire » : en Novembre 2002, le nouveau patron de la Federal Reserve américaine proposait, pour illustrer ses propos sur la lutte contre la déflation, l’image d’un hélicoptère survolant les villes japonaises. Depuis cet appareil, les autorités monétaires jetteraient des sacs de billets de banque. Profitant de cette manne, les particuliers trop épargnants muteraient en consommateurs. Sous la pression de ce surcroit de demande, l’économie redémarrerait et l’inflation, cette chère inflation tant attendue, repartirait de l’avant. Cette proposition mettait un terme aux thèses ultra-libérales selon lesquelles toucher à la monnaie n’était pas loin d’un comportement dangereusement anormal.
Les banquiers centraux ne sont pas pilotes d’hélicoptères et il y a bien longtemps que le souverain ne jette plus de pièces d’or lorsqu’il vient à traverser une de ses bonnes villes. Ils" héliportèrent" la monnaie virtuellement via ce qu’on nomma « quantitative easing ». L’injection de monnaie se fit via des achats de titres publics et privés. Il est certain que la crise bancaire et financière américaine y trouva un remède. La croissance américaine repartit dans le bon sens, sans toutefois que cela soit aussi puissant que lors des précédentes crises. La Banque d’Angleterre suivit l’exemple de la FED pour éviter un effondrement de l’ensemble de l’économie et surtout sauver son système bancaire.
L’Europe était demeurée à l’écart de ce mouvement typiquement Anglo-saxon. Injecter de la monnaie dans les circuits économiques paraissait dangereux pour de nombreux économistes : le souvenir de la «grande inflation» allemande des années vingt du siècle précédent était encore vivace. Au surplus disaient les Allemands, la Banque centrale européenne a été conçue sur le modèle de la Bundesbank : elle est indépendante. Elle ne le serait plus si elle achetait des titres publics.
Finalement, en manœuvrant finement, le patron de la BCE, Mario Draghi réussit à lancer un QE à l’Européenne. Il est vrai que les taux d’intérêts devenaient négatifs comme l’évolution des prix !
Et le résultat… on a l’impression que la monnaie ruisselle sur la zone euro comme l’eau sur les plumes d’un canard.
La monnaie ne serait donc plus ce qu’elle était ! Serait-elle revenue à ce que certains économistes pensaient d’elle : un voile, c’est à dire rien, sans impact sur le monde économique, sans intérêt au regard de l’action du pouvoir politique ?
L’entre-soi de la monnaie du souverain
Que deviennent nos Lydiens et leur invention géniale dans toute cette affaire ? Faut-il penser qu’il ne s’agissait pas d’une trouvaille à forte valeur ajoutée ou que la trouvaille en question, enrôlée bien malgré elle dans les grandes manœuvres de la pensée économique, a été chargé de mérites indus ?
Revenir à la monnaie Lydienne peut-il nous servir à quelque chose ? Il faut le tenter, car on lui a fait dire tant de choses et on en a déduit tant d’autres qu’un retour à l’origine ne peut pas être inutile.
On avait conclu le précédent article en se demandant pour quelle raison, économique, politique, psychologique ou même culturelle les Lydiens avaient inventé la monnaie. On avait montré que, prise dans sa réalité « monétaire », cette monnaie ne pouvait concerner qu’un nombre très limité d’agents économiques.
Pourquoi dans ces conditions avoir imaginé la frappe de monnaie alors, que dans l’Empire Perse voisin, immense et très riche, personne ne se souciait de cette « monnaie frappée, à valeur nominale » et préférait la « monnaie pesée et anonyme», c’est-à-dire des lingots dont on débitait le métal à hauteur de la valeur recherchée ?
Parmi les thèses qui circulent sur les raisons qui ont poussé les rois lydiens à battre monnaie, on trouve un calcul budgétaire et un souci de bonne gestion des deniers publics. Commençons par le calcul budgétaire : La frappe de la monnaie par les lydiens, puis leurs imitateurs, se révéla une source de revenus importants. La valeur du métal porté à la frappe était inférieure à la valeur faciale des pièces frappées. En échange d’une garantie-or (poids et qualité chimique), en échange donc de leur signature sur les espèces dont on a vu qu’elles étaient souvent minuscules, les souverains prélevaient un « seigneuriage » conséquent.
Quant à la gestion des finances : les monnaies frappées étant des monnaies légales et permettaient à leurs détenteurs de se libérer des impôts, taxes et tributs. Elles simplifiaient le paiement des fournisseurs locaux ou internationaux et, bien entendu, des mercenaires qui composaient le plus gros des armées.
Outre, leur rôle financier, les monnaies frappées furent progressivement des instruments de communication et de prestige dont les Etats jouaient dans les relations commerciales internationales comme dans les relations politiques internes.
La monnaie lydienne, puis plus tard, les monnaies grecques, athéniennes et autres, étaient destinées à fonctionner dans un univers d’acteurs économiques et politiques restreint. La monnaie « inventée » par les Lydiens n’avait rien à voir avec notre conception de la monnaie, instrument qui irrigue nos sociétés, qui est au confluent de toutes les transactions et recouvre d’un seul nom tous les règlements qu’il s’agisse de centimes ou de centaines de milliards.
Le prestige de la monnaie "frappée" s'est propagée dans les mondes modernes. On ne racontera pas celui du dollar dont la possession pour beaucoup a longtemps été une façon d’accéder à un « nouveau monde » de liberté, d’échanges et de richesse. On racontera peut-être un jour, le « désir d’Euro », comme une des manifestations du « désir d’Europe ».
Mais, ce qu’on ne raconte pas encore, c’est que l’euro, tel qu’il est pratiqué par la BCE et l’ensemble des grands acteurs économiques, n’est pas si différent des monnaies telles que les lydiens les ont conçues : l’Euro du Quantitative easing est un euro de « l’entre-soi du monde financier ». Il circule entre banques, banques centrales, institutions financières et grandes entreprises et s’il ressemble à l’eau qui coule sur les plumes d’un canard, c’est justement parce qu’il ne quitte pas ce monde : il est devenu une monnaie à part pour grandes institutions. Il a été inventé pour eux. On en a fait la monnaie de tout le monde parce que, « sur-puissant » sur le plan du prestige et de la démonstration de richesse, il était censé créer et illustrer un lien mental fort entre les agents économiques que sont devenus les citoyens dans les sociétés modernes.
Le temps paraît disparaître de la science économique théorique comme on viendrait à penser que la monnaie en disparaît aussi. Y aurait-il un lien ? La monnaie perdrait de sa cohérence conceptuelle parce que l’inscription du temps, lui-même, dans l’univers économique flageolerait.
Où est le temps ?
Revenons aux « phénomènes » qui accompagnent la nouvelle Economie, l’économie de l’internet : le temps s’abolit. Le temps du choix, le temps de l’ordre ou de la commande, celui de la livraison, le temps du paiement, de l’information sur le paiement et la livraison, tous ces temps s’évanouissent.
Psychiquement, notre temps, celui que nous vivons, celui dans lequel nous inscrivons nos projets, nos aspirations n’est plus le même qu’il y a quelques dizaines d’années. Ne retournons pas en arrière pour nous étonner qu’une lettre aient pu dans certains « temps préhistoriques » mettre deux, trois voire quatre jours pour atteindre son destinataire. Ne méditons pas ces situations quand, il y a encore quarante ans, il fallait attendre deux ans pour disposer d’une ligne de téléphone (fixe, naturellement). Pensons simplement à ce fait tout simple : le temps se retire de notre horizon de pensée, sans que parfois nous n’y prenions garde.
Ce temps qui disparaît, vu du point de vue de l’unité économique qu’est l’individu n’est pas seulement un temps « dissipé », c’est-à-dire perdu, en attentes, comme les ampoules électriques dissipent de la chaleur plus coûteuse en énergie que les lumens qui sont leurs raisons d’être. Ce n’est pas non plus ce temps postal insupportablement long entre la commande d’un billet de train et sa livraison qui vaut (ouf ! la lettre de réservation est bien parvenue à destination !) confirmation de l’enregistrement du voyage voire de la place dans le wagon. Ce ne sont pas non plus, ces précautions qu’il faut prendre entre la formulation d’un souhait et sa réalisation : je ne vais plus voir mon disquaire pour lui demander de me réserver le nouvel enregistrement de la Tosca qui est enfin sorti deux ans après cette fabuleuse représentation dans l’amphithéâtre de Vérone. Le temps qui disparaît est en réalité un temps psychologique qui ne se mesure plus comme autrefois, si ce n’est en pico-secondes, qui n’existent pas dans l’univers des hommes. Vous ne devez pas attendre plus de deux secondes entre le moment où vous avez cliqué sur la touche @, deux secondes, vous plaisantez ! un bon ordinateur ne réagit plus en « secondes » et vous-même, mentalement, ne supportez plus ces mesures anciennes qui allongent anormalement le temps, sans raison, sans intérêt. Il est heureux aussi, pour votre santé, que le temps de réaction du freinage électronique de votre véhicule se calcule, dit la brochure en millisecondes. La combinaison des opinions pour faire avancer un projet dans une entreprise moderne ? Elle n’est pas instantanée. Il faut bien qu’il y ait un temps pour la réflexion et la pensée. Il faut bien ? Les opinions ne sont-elles pas être formulées de façon prédictive ? A la vitesse d’un ordinateur un plus puissant que les autres. Le temps de la pensée deviendrait à ce compte une perte de temps ???
Ainsi, l’unité économique, l’unité de vie, qu’est l’individu, se trouve aujourd’hui en mesure de traiter le temps comme il le mérite : le faire disparaître. « Tout de suite » permet de transformer le temps en matière première. Le temps n’est plus un espace mental dans lequel s’inscrit la possibilité et la réalisation d’une pensée, d’un projet, d’un acte. Il est devenu un ingrédient, à peine supportable, une contrainte superflue de l’acte économique et donc de l’acte social. Le temps ne valorise plus rien à ce point même que l’avenir « vaut » plus cher que le présent ; le temps est une gêne qu’il faut minimiser. Aujourd’hui le temps en trop, le temps superflu n’est que gâchis : pour lui restituer de la valeur et en faire une richesse, un éco-systéme de l’utilisation du temps « vide » se met en place pour remplir les pointillés temporels de la disponibilité.
Il ne demeure plus qu’un emploi du temps futurisé : pensez à partir, ce que vous ferez de toutes les façons, pensez en avance au départ que vous n’avez pas encore décidé mais qui le sera certainement. Pensez en avance et vous en serez récompensé, acceptez que le temps se déroule devant vous, à sa vitesse et vous aurez une grosse, moins grosse, petite réduction selon capacité à gérer cette contrainte.
Où est l’argent ?
Le temps, votre temps, ne doit pas être gâché. Il est en surplus, vous pouvez, comme vous le faites avec votre ordinateur le confier à quelqu’un qui saura l’utiliser coopérativement.
Et voici que le temps s’évade. Deux exemples qui montrent à quel point, on a du mal à penser la réalité du temps dans la vie économique contemporaine : le High speed trading et les paiements cryptés. La vitesse des transactions dans le premier, et ce alors même que ce sont des masses considérables de capitaux qui sont en cause, fait qu’aucun être humain ne peut interférer sans engendrer des catastrophes. La vitesse des transactions dans les opérations à très haute fréquence, annihile le temps humain et son interférence avec des opérations financières. Or, la monnaie impliquée dans ces opérations fantastiquement rapides sur des montants considérables est celle de tout un chacun ! C’est de l’euro qu’on parle ou du dollar ou du yen, celui-là même qui servira à acheter des chewing gums dans un distributeur automatique ou un lave-vaisselle ou un voyage à Palavas les flots. Les grandes opérations en temps ultra-rapide pataugeraient que le consommateur un peu lent de choses de petits montants et très banales verrait son quotidien trop lent bouleversé et sa vie ruinée.
Pourtant cette monnaie pour opérations sidérales échappe à tout le monde. Elle échappe même aux professionnels qui la mettent en œuvre. L’abolition du temps des transactions est assortie de l’abolition du temps des choix. On dira que ce n’est pas vrai, que les algorithmes sont décidés par l’homme et qu’il a pris le temps nécessaire pour leur conception et leur mise en œuvre. On le dira de moins en moins avec l’émergence des machines « intelligentes » et l’accélération attendue du temps des transactions. On parle abusivement des machines et des opérations quantiques, on parle plus raisonnablement de la course aux machines les plus puissantes et aux distances de communication les plus courtes.
Or, deuxième exemple, dans un monde qui n’a rien à voir avec celui des méga flux et des transactions gigantesques, celui des micro-transactions, le temps est, là-aussi, une espèce en voie de disparition. On prenait son temps en achetant son pain, on devait sortir sa monnaie, compter, vérifier la monnaie et partir, « au revoir tout le monde ». Avec les nouvelles monnaies « cryptées » « internet » on ne dit plus rien, on rejoint en termes de vitesse et de distances franchies les fameuses opérations sidérales.
De quoi parle-t-on avec les crypto-monnaies, puis les monnaies « électroniques » ou les paiements sans contact, par smartphones etc… ? Le temps a disparu. L’instantané est recherché, l’immédiateté est poussée au plus haut et au plus loin. Plus d’intermédiaires. Les Algorithmes évoqués plus haut sont remplacés par des signaux informatiques sous contrôles de clés, de nœuds, de calculs. Les fameux mineurs du bitcoin ne sont que les heureux propriétaires de nouveaux esclaves, que sont les ordinateurs. Ce sont eux qui à la vitesse de l’éclair nouent et dénouent les transactions.
Or, chose étrange, ces échanges-là, sont faits de la même matière que les premières : une devise, l’euro par exemple, qui vaut pour des milliards instantanément et qui vaut pour des millièmes immédiatement.
Paru dans le Huffington Post
« On remarquera que lorsque, de nos jours les théoriciens parlent de l’invention de la monnaie dans l’Antiquité, ils omettent le plus souvent de définir de quelle monnaie et de quelle invention il s’agit ». Cette citation tirée d’un ouvrage remarquable sur la naissance de la monnaie en Orient par Georges le Rider, ne dit pas seulement l’énervement d’un spécialiste des monnaies anciennes vis-à-vis des commentateurs modernes de la monnaie et de leurs simplifications, mais nous parle du mal que nous avons, essayant de penser la monnaie, à restituer les cadres sociaux, technologiques et économiques dans lesquels elle se déploie.
Dans l’article précédent, on a mis en valeur que « Monnaie » est un mot dont le sens même est compliqué par la multiplication des adjectifs dont on l’assortit. De même que rien n’est simple sur le plan des idées puisque s’affrontent ceux qui pensent que la monnaie est le fait du Souverain quand d’autres en font une sorte de convention « sui generis » entre groupes sociaux. Peu importe dans tous les cas son support, métal, papiers ou lignes comptables.
Il y a donc peu de certitudes autour de cette chose ou de cette relation, la monnaie, dite essentielle au fonctionnement des sociétés modernes !
Entre imaginaire social et trésors du Grand Roi
La monnaie est aussi essentielle au bon fonctionnement de l’imaginaire social surtout quand elle brille ! Il faut se souvenir de cette scène magnifique du réveil du « plus petit des grands d’Espagne » quand Yves Montand, le serviteur, fait chanter les pièces d’or, des ducats évidemment, pour réveiller son maître, incarné par Louis de Funès. Le cinéma, contemporain a aimé faire tinter l’or et le voir briller dans des cassettes ou des malles profondes.
L’or brillait aussi en Asie Mineure au temps de Xerxès : en 480 avant JC, un dénommé Pythios, faisant sa cour au Grand Roi, offrit de mettre à sa disposition un trésor composé 3 993 000 dariques, ce qui, à 8,4 grammes d’or la darique, ne représentait pas moins de 33, 5 tonnes d’or… On sait que ledit Grand Roi disposait dans un coffre au pied de son lit, pour ses besoins courants, d’une réserve personnelle de 5000 talents soit 1 500 000 dariques… Nageait-on dans l’or et surtout la monnaie d’or dans ces temps anciens ? On pourrait le croire puisqu’il est rapporté que le trésor de Suse, quand Alexandre le Grand y entra était composé de 2 700 000 monnaies d’or.
De quoi rêver n’est-ce pas ? Et féliciter par la même occasion le célèbre Roi de Lydie, Crésus et ses descendants pour avoir, un siècle plus tôt, non seulement inventé la monnaie d’or, mais aussi pour avoir converti le monde entier à ce moyen de paiement.
Quand Louis XIII, réforme la monnaie dans son pays en créant le fameux Louis d’or, quand Napoléon poursuit cette idée en créant… le Napoléon, ils s’inscrivent dans ce même mouvement. Ce sont de vieilles monnaies dira-t-on, des monnaies métalliques, mais aussi des monnaies que tout le monde souhaite posséder, dans son coffre pour les uns, sous le matelas pour les autres, de la vraie monnaie !
Décrite de cette façon, la monnaie d’or paraît presque banale. C’est la monnaie par excellence, celle qui est conservée à monceaux dans les grottes les plus reculées des pays les plus imaginaires ou dans les caves de châteaux pareils à ceux-ci des Disney resorts.
Monnaies imaginaires ou monnaies d’élites ?
Et pourtant cette abondance est une illusion et elle cache trop que la monnaie qui brille dans notre imaginaire n’éclairait pas celui des paysans de Mésopotamie au Vème siècle avant notre ère !
Imaginez notre monde européen contemporain dans lequel les moyens de paiement ne seraient constitués que de billets de 250, 500 et 1000 euros ! Imaginez-vous, munis d’un de ces billets, achetant un kilo de tomates ? Imaginez cela seulement et répondez à la question : l’invention de la monnaie, a-t-elle permis de fluidifier et de simplifier les échanges commerciaux ? A-t-elle vraiment libéré les sociétés du troc ou, ce qui n’en est pas loin, du paiement par remise de métal au poids ? Votre réponse sera évidente. Un tel système monétaire ne peut pas faciliter les échanges commerciaux en général, c’est-à-dire tous les échanges commerciaux quels que soient leur valeur et leur nature et quelques qu’en soient les protagonistes.
Donc, lorsqu’un économiste se laisse aller à penser à ces Grecs anciens qui ont « inventé » la monnaie, il faut relativiser.
Une société où on ne connaîtrait de monnaie que sous la forme de billets de 1000 euros aurait bien du mal à fonctionner. Commenterions-nous alors l’invention de cette forme de la monnaie en soutenant que c’est une étape décisive pour le fonctionnement souple et fluide de nos sociétés ? Que dire alors de cette innovation incroyable, la monnaie frappée et dénommée, la fameuse monnaie lydienne monnaie qui porte une valeur nominale garantie par son émetteur mais qui ne peut être utilisée dans la plupart des transactions courantes !
Plutarque indiquait qu’un mouton valait une drachme, c’est-à-dire une pièce en argent dont le poids est de plus ou moins 4.30 g. Aurait-on pu régler un morceau de mouton au moyen d’une pièce de monnaie lydienne en électrum, un alliage d’or et d’argent ? La plus petite pièce Lydienne pesait 0,15 gramme, valeur d’un tiers de mouton ! (Pour donner une idée de la taille de ces pièces de monnaie, il faut se souvenir que le Napoléon pèse 6,45g). Pour compléter ce tableau, retournons en Mésopotamie. Au Vème siècle, on payait en « métal pesé ». Parmi les unités de compte, la plus commune en Mésopotamie, le shekel correspondait à 8,4 grammes d’argent, une unité payait le salaire moyen mensuel d’un travailleur. Que conclure de tous ces exemples : qu’ils soient pesés ou frappés, ces moyens de paiement ne s’appliquaient à toutes les transactions courantes.
Dans ces conditions, ou bien, ces transactions se faisaient encore selon la bonne vieille tradition du troc, ou bien des sous-monnaies permettaient de faire face aux menus paiements. Les inventeurs de la Monnaie moderne, celle qui a été entouré des attentions d’un des plus grands philosophes de tous les temps, Aristote, n’avaient donc pas du tout trouvé ce moyen de paiement que nous révérons tous, unique, universel et décomposable jusqu’à des sous-multiples impressionnants.
Plus étonnant : peu de temps après que les Lydiens eussent trouvé le moyen de donner à l’économie monétaire un support moderne, les Perses « annexaient » la Lydie. Or, les Perses ne connaissaient pas la monnaie au sens lydien du terme. Ils utilisaient la monnaie-métal qu’on pesait et continuèrent à l’utiliser pendant un bon siècle après leur conquête (voir l’exemple du shekel, cité plus haut).
Comment comprendre ces deux aspects de la question monétaire ? D’un côté, la monnaie lydienne, symbole de la modernité monétaire et support de nombreuses théorisations économiques n’était manifestement pas une monnaie pour tous et pour toutes opérations ; de l’autre, dans l’empire dominant, la Perse, puissance économique et impériale considérables, la « monnaie moderne » ne fut pas considérée, ni comme nécessaire à l’économie courante, ni comme une expression de la puissance du Souverain ?
Pour quelles raisons, dans ces conditions, les Lydiens lancèrent-ils cette innovation, la monnaie frappée à valeur nominale standardisée ? Pourquoi y voit-on un coup de génie conceptuel pour l’avenir ? Si la monnaie nouvelle (mais s’agit-il d’une monnaie nouvelle ?) ne sert pas efficacement le commerce, si elle n’incarne pas la puissance du souverain, d’où vient-il qu’on l’ait inventée ? D’où vient-il qu’on la voit toujours comme l’alpha et l’oméga de l’univers monétaire ?
Dans les articles précédents on a évoqué une question basique : d’où est venu le désir de monnaie ? Si ce désir était le fait d’un groupe social, que désirait-il vraiment ? Quelle fonction monétaire avait-elle sa préférence ?
C’est une question étrange ? La monnaie n’est-elle pas, comme la liberté, le produit d’une évolution naturelle ? L’Homme après avoir domestiqué l’écriture, aurait découvert la monnaie. Ce serait une belle histoire : l’écriture permet d’inscrire la pensée et le discours dans la durée et de ne plus dépendre de la mémoire des « sages », la monnaie permet d’inscrire les échanges de biens et de services dans une durée indépendante des prestations et de leurs auteurs.
Mais, ce n’est pas tout à fait comme cela que les choses se sont passées. Plus exactement, c’est ainsi que nous racontons une belle histoire, à l’aune de notre histoire et de notre façon de penser la monnaie et les échanges. Nous propulsons vers le passé les formes et les conditions d’existence de la monnaie auxquelles nous sommes accoutumés afin de légitimer notre conception d’une monnaie porteuse de la trinité aristotélicienne sous une seule espèce !
Monétiser pour payer ?
Il n’est pas besoin d’être un économiste chevronné pour reconnaître que le paiement de ses obligations par le débiteur est depuis « la nuit des temps » une puissante contrainte. Dénouer les liens de la dette, se débarrasser de l’obligation et du statut d’obligé passent par un paiement. On ne dira pas que l’obligé avait le choix entre la privation de la liberté via servage ou esclavage et la conservation de l’état d’homme libre. Cette dernière notion est une invention moderne. Pour autant, s’ériger en débiteur était concevable pour certaines catégories d’individus ou groupes d’individus, ou d’entités sociales. Partant, apurer ses dettes était une exigence emportant la recherche des moyens ad-hoc dans des conditions très diverses.
On attribue à Aristote, une des premières théorisations de la circulation monétaire. Il pose la question des paiements et de l’apurement des dettes et des créances comme un des fondements de l’économie. Celle-ci, dans une étape « évoluée », repose sur l’échange. Le désir de monnaie initial est intégralement dans ce constat : les sociétés en évoluant, vont vers toujours davantage d’échanges. Les échanges ne peuvent prospérer qu’avec des moyens de paiement efficaces, ou, dit autrement, la monnaie survient à raison du développement des échanges.
On verra plus loin que dans le domaine monétaire nous continuons à débattre autour des concepts forgés par Aristote. Il convient de s’arrêter à cette idée initiale que les échanges imposaient la monnaie, que celle-ci devint le produit de l’évolution de la société vers davantage de richesse et que les progrès de la cité, n’auraient pas été possibles sans cet instrument et son « corpus » de règles.
Pas de paiement sans monnaie ? C’est-à-dire pas d’échanges intenses, larges et riches sans monnaie ? Quand on parle de monnaie ici, c’est bien à la monnaie « frappée » qu’on pense, celle qui porte une valeur dite nominale, celle qui est estampillée, marquée par un prince ou une ville garant de sa teneur en or, ou en Argent, ou les deux en même temps (le fameux électrum des Grecs) de son poids et de leur expression dans cette valeur faciale.
Or, tout dans l’histoire des échanges, avant et pendant Aristote, montre que les Etats les plus puissants et les plus riches, ceux qui détenaient puissance militaire, religieuse et administrative, se passaient et se sont passés fort longtemps de cette fameuse monnaie. Nommément : l’Egypte et la Perse, ont accumulé des richesses colossales sans recourir à un moyen de paiement sous la forme dite « monétaire ».
Ils utilisaient deux moyens de paiement : l’inscription en compte et la pesée de métal. La première, attestée et authentifiée par tous moyens de souveraineté ou de religion ; la seconde, reposant sur les croyances sociologiques dans la valeur de tel ou tel métal, pur ou non.
La monnaie ne leur était pas nécessaire, ni en terme budgétaire au sens du seigneuriage c’est-à-dire le gain tiré de l’émission monétaire, ni en termes de la notoriété dont « l’émission monétaire » a paru dès son origine être un véhicule très fort.
La trinité monétaire ou le triomphe des idées
En quoi, ces remarques sur des temps révolus depuis deux millénaires auraient-elles une portée contemporaine ? Sur un point factuel au moins : l’antiquité n’a jamais connu « la monnaie » au sens où nous l’entendons de nos jours, mais « des moyens de paiement » et même plus précisément des « modes de paiement » dont la compensation des comptes était une des formes à la fois très ancienne et très sophistiquée.
Or, les sociétés modernes vivent bien sous le régime de la « monnaie unique », c’est-à-dire d’un instrument absolu, sans concurrent possible, ni souhaitable. Avec l’Euro, cet unicité de l’instrument est devenu une sorte de credo économique. En caricaturant on s’exclamerait qu’il n’y a « qu’un Euro et que les banques centrales sont ses prophètes » !
D’où vient cette forme de totalitarisme intellectuel : rendons à Aristote ce qui appartient à Aristote, il n’a pas inventé la monnaie au sens très pratique de « l’émission monétaire », il a inventé la monnaie au sens conceptuel, il a comme tous les grands « visionnaires », découvert ce que cette monnaie génialement inventée par les Lydiens contenait de puissant et de paradigmatique.
Il fallait avoir une audace intellectuelle exceptionnelle pour définir la monnaie via ses trois fonctions, celles que tout manuel d’économie monétaire énonce au tout début des leçons, celles que nous entendons comme une sorte d’incantation : étalon entre les biens, instrument de règlement des échanges et conservateur de valeur.
Pourquoi affirmer qu’il fallait une belle audace intellectuelle pour que cette trinité, se résolve en une et une seule espèce : la monnaie ? Disons-le directement : rien de ce que pouvait observer Aristote ne pouvait le conduire à cette affirmation selon laquelle la monnaie avait ces trois « caractères ». La monnaie, moyen de comparer la valeur des biens entre eux ? Le mercenaire qui recevait une pesée d’or savait bien que cette pesée se transformerait en moyens de subsistance sur une semaine ou un mois. Les livres de compte du commerçant changaient les centaines d’amphore remplies d’huile d’olive en valeur comptable : le shékel, vient de là, qui initialement n’était pas une monnaie. Moyens d’apurer les transactions commerciales ? Le grand négociant trouvait dans des pièces de monnaie frappée une forme de règlement commode et satisfaisant ? A moins d’être dans le ressort de souveraineté ou d’alliance de l’émetteur, il ne pouvait s’empêcher de peser le métal reçu en piécettes et éventuellement de le fondre pour en faire un lingot plus sûr à manipuler. Il marquait autant de doutes à l’égard de la teneur en métal, que s’il avait été réglé en rognures de lingots. Une réserve de valeur ? Mais Darius, dormait avec des dizaines de lingots au bout de son lit, mêlés à des pièces d’or. La monnaie d’or ne permettait pas davantage que l’or métal de conserver de la valeur : Athènes fut bien heureuse de récupérer une magnifique sculpture en or déposée à Delphes afin de satisfaire un besoin urgent d’émission monétaire.
La Trinité monétaire aristotélicienne reposait sur les idées d’Aristote en ce qui concerne l’évolution des structures sociales et politiques de la Cité. Conduisant à une proposition unitaire de la monnaie, elle ne s’imposait pas au regard des conditions économiques de son temps. Ce que le philosophe conçut, ce fut une vraie théorie au sens où en émergea un modèle ou un programme, en tout cas une vision normative de ce phénomène social complexe : la monnaie.
Or, il convient de se souvenir que si Aristote fut un gigantesque penseur dans un nombre considérable de domaines de la connaissance et de la sagesse, il imposa aussi pour près de deux mille ans que le soleil tournait autour de la terre…
Le temps, ce n’est donc plus de l’argent ?
Ou, sous une autre forme, l’économie est-elle en train de faire l’économie du temps comme elle a essayé de faire l’économie de l’argent pendant des années de théorie économique ? Ou enfin, l’argent est-il si abondant qu’il serait bien vain de lui assigner des délais et des termes ? On n’arrive plus à lui assigner un prix. Les plus sages disent qu’après un temps en apnée, la monnaie reprendra ses droits. Quels droits au fait ?
Avant d’aborder cette question importante rappelons que les monnaies cryptées se distinguent moins par leur rapidité que par l’abolition des distances. Distances spatiales et distances institutionnelles, elles effacent les kilomètres comme elle suppriment les intermédiaires. L’instantané est une application du principe célèbre « directement du producteur au consommateur ». Le temps n’est pas aussi effacé qu’il y parait pour des monnaies qui ne sont plus bancaires : il faut calculer que les opérations sont valides et procéder à ces opérations de validation sur des millions, puis des milliards d’opérations simultanément. Cela prend du temps…
Les droits de la monnaie ? Curieuse idée. Ce seraient ceux de la sainte trinité monétaire que nous devons à Aristote ? Parce que le temps s’effiloche, s’évapore, se dissout, les trois fonctions monétaires définies par Aristote ont-elles encore un sens ? Il ne faudrait pas oublier que l’intérêt de la proposition d’Aristote ne réside pas dans une soi-disant découverte des vertus de la monnaie « signée » mais dans le rassemblement en une seule espèce de trois fonctions dont on peut penser qu’ils les avaient trouvées séparées. Or, ce rassemblement « pose question ».
La monnaie-transaction. On a vu plus haut l’étrange situation où se trouve la monnaie qui traite méga-transactions et mini-transactions sur la même base et via le même médium comme si n’existait aucune différence entre elles. Aristote savait bien que les petites transactions ne se réglaient pas dans les mêmes conditions matérielles que les grandes. Il savait que la pièce de monnaie en or en usage dans son temps équivalait un billet de 1000 euros. A quoi pensait-il donc en pensant monnaie ?
Mettons-nous à sa place et nous constaterons que dans les cas où il fallait régler une petite transaction, la pièce d’or ou d’argent ne marchait plus : il fallait se reporter sur le bronze, l’étain, voire le plomb ou les coquillages ! Cette fois-ci, alors qu’il s’était arrogé des droits supérieurs sur la monnaie en l’estampant ce qui revenait à la signer, le souverain s’éloignait et son privilège de l’émission s’éteignait. On aimera rappeler que les pièces divisionnaires furent, en France, longtemps émises par les chambres de commerce et parfois par des entreprises de transports ou par les postes.
Après le temps qui se trouve reconfiguré, l’économie nouvelle voit surgir de tous côtés, de nouvelles modalités transactionnelles : naissance de transactions qui s’expriment en sous-multiples de l’unité de compte que seuls les ordinateurs peuvent « traiter », développement de transactions gratuites, où la monnaie transactionnelle disparait mais qui vont par accumulation créer de la monnaie-richesse, naissance des notations ou taux d’appréciations qui annoncent se substituer à la monnaie, étalon de valeur.
La théorie du grand livre redevient concevable : toutes les transactions du monde, venant de tous les acteurs du monde qu’ils soient « économiques » ou non, sur tous les objets du monde s’équilibreraient par inscription en compte. L’étalon de valeur n’aura plus besoin d’être « monétaire ». Mais, les décalages temporels, ceux-là qui font que les équilibres ne sont qu’à long terme et qui se nomment « liquidité » dans le court terme, comment seront-ils traités si ce n’est via « la monnaie » ?
C’est ainsi que progressivement, soit en raison de sa nature même et soit en raison de ses opérateurs, l’économie nouvelle morcelle le temps et décompose la monnaie. Or l’un et l’autre sont des institutions bien établies, des écosystèmes bien huilés, des modèles de pensées qui fonctionnent bien. Pour la monnaie, pour l’économie, la figure tutélaire d’Aristote est là pour tancer l’audacieux qui osera mettre en doute la validité du modèle trinitaire. Si Aristote l’a dit…
Mais, rappelons-nous que, grâce à Aristote, la terre s’est sentie le centre du monde pendant quelques dizaines de siècles ?
Espace de la monnaie, espace de l’argent ?
Et si la monnaie n’était pas « une » ? Tout au long de cet discussion, on a montré que « l’Economie internet », la monnaie internet, celle des ordinateurs et des flux dans « la toile », se déployait dans un univers d’où le temps est aboli quelques soient les enjeux, les risques et les acteurs. On ne peut pas dire « tout de suite » ou « immédiatement » ou « nano-seconde » si on ne dit pas en même temps que l’espace est bouleversé. L’espace demeure au sens théoriquement physique mais il disparait au sens humain, au sens psychologique et s’il ne « disparait » pas, selon le sens classique du mot disparition, on le ressent comme « disloqué » et avec lui l’espace dans lequel se déploient les sociétés et les actions humaines : le temps aboli, c’est aussi l’espace aboli.
Quel rapport avec la monnaie ? N’a-t-elle pas été absolument conçue pour justement réduire la contrainte spatiale ? La monnaie des Lydiens est une monnaie de grande aventure et de grands impôts. On peut penser qu’en son tout début, il s’agissait de donner une forme simplifiée au règlement des dettes et au recouvrement des créances souveraines. Le souverain s’octroyait via la formulation d’une valeur faciale, un droit de seigneuriage et s’auto-garantissait le retour dans ses caisses de cette monnaie en lui « imposant » « une valeur légale ». Cette monnaie de tribut, de dons aux temples, de paiement des mercenaires et des alliances, monnaie souveraine par excellence était aussi une monnaie des grandes transactions internationales à condition que les marchands demeurassent dans l’espace de souveraineté de l’émetteur, espace de proclamation aussi bien qu’espace de soumission. Ainsi, dans l’univers monétaire, la monnaie des lydiens était fonctionnellement bien caractérisée : monnaie d’Etat fonctionnant dans l’espace de l’Etat et selon les rythmes décidés par lui.
Dans l’univers des entreprises sont nées des monnaies qui n’avaient de valeur que pour ces dernières. Hors du privilège d’émission des souverains et de leurs messages de puissance et de solvabilité, mais pourtant porteuses d’informations sur les parties prenantes aux transactions, les lettres de change abolissaient un espace-temps bien réel : celui du transport des monnaies en or et argent. En l’abolissant, elles infléchissaient le temps des transactions commerciales. Facilitant et organisant la compensation des dettes et des créances, elles favorisaient la circulation des marchandises. Une monnaie pour les transactions aurait dit Aristote.
De nos jours, comment peut-on parler de la même façon de la monnaie de tous les jours et de la monnaie des investissements. Appartiennent-ils au même monde social ou économique ? L’argent dont l’apurement ne surviendra qu’au bout de plusieurs années est-il de même nature que celui qui ne porte qu’à 6 mois de terme. La monnaie « de tous les jours » qui n’exprime sa capacité monétaire que dans un cercle géographique, social et économique restreint pèse-t-elle le même poids que la monnaie des grands flux internationaux ou financiers ?
Aujourd’hui, la différence de nature des monnaies diffusées dans les économies modernes sous une appellation unique ne se manifeste que par la qualité des « manipulateurs » de ces monnaies et/ou par l’objet des opérations. Les réglementations qui se multiplient et qui qualifient, cotent, apprécient les actifs ne conduisent-elles pas nécessairement à une segmentation de la monnaie en plusieurs genres ? Ou bien, par une sorte de contradiction étrange, ne faut-il pas se demander de quel argent se nourrissent les grands acteurs de la finance internationale ?
A leur échelle « humaine », les monnaies complémentaires apportent des réponses où espace et temps reprennent leurs anciens droits économiques et sociaux : elles s’efforcent contre toute logique technologique à réinstaurer le territoire dans le champ de la monnaie et à redonner à l’espace la place qu’il aurait perdue.
Indirectement, elles soulèvent la question des conséquences « systémiques » des séismes monétaires. En vertu de quoi, interrogent-elles, l’homme d’en bas, celui de la rue, le salarié, le retraité, le pauvre ou le « moyen riche », doivent-ils subir les conséquences monétaires et financières qui résultent du mauvais emploi et de la mauvaise génération de la monnaie. La monnaie unique n’est qu’un leurre nous disent ces initiatives. Quand 80% des flux monétaires dans le monde, voire davantage, sont le fait des grandes entreprises de la finance et des trésoreries de très grands groupes internationaux, peut-on légitimement penser que les risques assumés par les utilisateurs de la monnaie sont bien répartis ?
Pourquoi se poser cette question maintenant ? La réponse tient aux bouleversements que connaissent les idées de temps et d’argent comme on les a décrites plus haut. A la fin du XIXème siècle, ces questions ne se posaient pas et la monnaie pouvait être unique, elle pouvait même n’avoir aucune importance : la « monnaie » était suffisamment rare pour que la pensée économique jugeât préférable qu’on ne la dispersât pas trop en segments plus ou moins cohérents. Processus intellectuel identique à celui-ci : L’universalité de l’espèce humaine a été conçue, dans l’antiquité, à une époque où bien peu de gens pouvaient la constater et l’expérimenter, c’était une sorte de décision de doctrine philosophique.
Si, dans des temps pas si lointains, il fut décidé par les différents penseurs de la chose économique que la monnaie était une malgré ses trois fonctions, il serait temps de tenir compte des changements profonds dont on a décrit les principes généraux dans les parties qui précèdent. La monnaie deviendrait alors une notion utile pour qualifier différentes catégories de moyens de paiements.
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