Peut-on opposer ou différencier la monnaie et aux moyens de paiement ? Sur le plan des principes, ne s’agit-il pas de la même chose ? Si on en appelait à Aristote, l’Homme qui a su penser la monnaie et ses trois fonctions, que dirait-il ? Puisqu’une des fonctions de la monnaie qu’il a solidement identifié est de permettre les échanges et les transactions, on devrait nécessairement en conclure que la monnaie est un moyen de paiement.
Pourtant, dans les foires de champagne, les marchands concluaient leurs affaires en acceptant et endossant des lettres de change. S’agissait-il de monnaie émise ? Ne voyait-on pas qu’entre la monnaie des princes, cette fameuse monnaie signée, monnaie frappée et attestée, et les moyens de paiement en usage dans le commerce du moyen âge, la différence était de nature ?
Des rapports ambiguës
En somme, la monnaie et les moyens de paiement ne seraient pas du tout la même chose, quoique souvent confondus. Cela constituerait une autre explication du fameux principe selon lequel la mauvaise monnaie chasse la bonne… Les paiements se contenteraient de n’importe quel moyen pourvu que les flux commerciaux circulent ; dans ces moments où le "n’importe quel moyen" est débridé, la valeur se réfugierait dans la monnaie et pour n’en plus bouger !
Paradoxes que ces développements ? Et pourtant au côté de la monnaie des empereurs romains qui fut si belle et si bonne qu’elle dura jusqu’à Charlemagne, le petit peuple savait utiliser des moyens de paiement rustiques et parfois peu durables, en étain, en cuivre, en plomb, en mélanges de tout ça. La monnaie des princes n’était pas dans ses moyens. Et pourtant, il fallait de moyens pour payer.
De même que, beaucoup plus tard, quand l’or et les billets de la Banque de France devinrent monnaies souveraines, il fallut bien trouver des moyens de paiement pour les menues transactions : des pièces à base d’un métal vil firent bien l’affaire.
On objectera que tout ceci renvoie en des temps lointains et que tout a bien changé, à tel point que personne n’envisagerait sereinement qu’un hiatus se glisse dans l’ensemble "monnaie-moyen de paiement" et le fissure.
La dérive des plaques monétaires
Ce thème de la fissuration et du glissement des plaques "monétaires" qu’on retrouve dans des publications récentes repose sur des observations de plus en plus précises : le commerce en ligne triomphant a été suivi, voire supporté par les paiements en lignes. Le paiement de tout un chacun, sortant son portefeuille pour se saisir de quelques billets de banque, monnaie de papier qui s’était largement substituée à la monnaie métallique s’est vu concurrencé par de nouveaux moyens de paiement.
On a voulu, pendant un temps, expliquer que, parlant de monnaie, on voulait être conceptuel et que tout était monnaie, pourvu qu’il y ait un besoin inassouvi d’apurement de transaction. Ce n’était pas faux : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pendant quelques temps, le paquet de cigarettes devint à la fois une monnaie et un moyen de paiement.
On se rattrapait comme on pouvait, cela ne dura pas longtemps. En revanche, depuis quelques dizaines d’années, l’agent économique qui s’en va régler ses courses au supermarché est, sans vraiment s’en rendre compte, conduit à faire un choix entre une carte de paiement et un paiement "cash" ou "en liquide" c’est-à-dire en monnaie.
Cette hésitation a pris une ampleur telle qu’on peut se prétendre à l’aube d’un temps nouveau : un temps où les plaques "monnaie" et "moyens de paiements" se désolidarisent lentement. Qu’est-ce en effet que la monnaie quand le paysage des paiements et des compensations repose sur des technologies informatiques ?
Où est le pouvoir monétaire quand la monnaie n’est plus ni tangible, ni identifiable, ni localisable ? Dans ces conditions, les moyens de paiement ont-ils le pouvoir de faire rendre gorge à la monnaie, celle-ci n’étant plus l’instrument de compensation immédiate et directe entre les parties à une transaction, mais un agent comptable étranger à cette dernière ?
Espaces économiques et espaces de paiement
Les moyens de paiement mis en œuvre par les Gafam et leurs émules, s’appuyant sur des applications délocalisées, conduiront à dénationaliser les flux monétaires. Les banques nationales ne verront plus des transactions de leurs clients que des évènements informatiques, à quoi elles seront étrangères. Les moyens de paiement que les grandes sociétés internationales diffuseront contiendront tous les possibles d’une révolution monétaire.
Celle où la monnaie deviendra un concept antique, rappelant qu’il fut un temps où elle était la loi des transactions et la puissance tutélaire des moyens de paiements. Celle où les espaces économiques seront passés à l’"état gazeux", sans dieu, ni maître, débordant les frontières et échappant à toute souveraineté monétaire.
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