Yue Minjun, à la Fondation Cartier

Yue Minjun

Fondation Cartier

jusqu'en Mars 2013


Peut-on impunément parler de la peinture chinoise, sans connaître grand-chose à ses racines, son histoire, ses combats ? Peut-on en général, évoquer les manifestations d’une culture, d’une civilisation sans en être partie prenante ou, a minima, sans s’être documenté? Peut-on considérer qu’un homme qui parle de ses obsessions, de ses espoirs, de ses peurs et de ses projets, est nécessairement incompréhensible à l’autre homme de l’autre coté du globe, qui n’a ni la même langue, ni la même culture, ni évidemment aucune histoire commune, hormis la sortie de l’Afrique par Sapiens sapiens ! Ou bien, peut-on admettre qu’il y a dans l’art comme dans tout langage une part d’universalité.


L’art fait partie de ces moyens que l’Homme a créés pour s’émerger lui-même d’un monde qu’il invente au fur et à mesure qu’il se dévoile. Il est commun à tous, qu’il soit élaboré par mon voisin d’aujourd’hui ou celui qui aurait pu l’être et qui, il y a deux mille ans, a vécu à deux pas de chez moi, ou encore qu’il soit élaboré par un Homme de l’autre coté de la terre.  L’art « parle », pour autant qu’on soit prêt à entendre et surtout à écouter.


Alors, parlons de Yue Minjun, peintre chinois qui a fait entrer le rire dans la peinture, comme les italiens, la perspective ! Peintre de l’autodérision ou dérision de la peinture au service d’une dérision de la société ? Il a multiplié de curieux personnages roses en slip et qui rient à gorge déployée. Ils sont dans toutes les œuvres qui sont montrées. C’est un tournant qu’il a pris, orientant sa peinture vers ce rire, porté par des personnages nus et roses. C’est, au vu des premiers tableaux de l’exposition, le choc qu’on reçoit : des dizaines de personnages parfaitement identiques, roses et tordus de rire.


 Commençant ainsi la visite de l’excellente exposition Cartier, je me surpris, instantanément à penser à Magritte. Celui de « ceci n’est pas une pipe ». Pour le peintre chinois cela aurait été « ceci n’est pas drôle ». Magritte au sens direct, des couleurs pures et simples, du hiératisme des personnages, du mouvement figé et des ombres symboliquement portées, parce qu’il en faut bien. Magritte au sens indirect : où chaque mouvement, chaque attitude, est un non-mouvement, une non-attitude. Au sens où l’œil de Magritte reflète des nuages malgré toute impossibilité. Au sens enfin où des petits bonhommes en côtoient de grands, tous pareils avec leurs chapeaux-melons, leurs manteaux noirs et leurs parapluies. Comparaison n’est pas raison : ici on use de Magritte que pour évoquer l’étrange qui émane de la peinture de Yue Minjun. Le tableau du Chinois qui montre un corps sans tête qui court en transportant dans ses bras une tête sans corps appartenant peut-être au corps courant et riant à gorge déployée aurait pu avoir un titre « magrittien » : « le port de tête ». Surréalisme dans la peinture du Chinois ? Ou réalisme pur. Pas le réalisme à la socialiste, soviétique ou maoïste, prolétarien, un réalisme qui se saisirait de la réalité du terrain, de tous les jours. Un réalisme belge, à base de la ligne claire qu’ils affectionnent !


Magritte aurait lui aussi inventé des armées de clones, à son image où à l’image de n’importe qui, cela n’aurait eu aucune importance. Sauf, dans le cas qui nous occupe, que la multiplication des images, la transformation de l’image du peintre en foule, en dit long sur l’individu et son individualité. La transmutation d’un homme unique en masse d’hommes identiques…n’est-ce pas un message fort sur la liberté ? Le peintre s’est peint lui-même et a multiplié dans ses toiles sa propre présence, l’un devenant multiple, identique à lui-même et emporté par le même rire, formé par le même visage et la même bouche. Message fort sur le « qui suis-je » qui devient un « que suis-je », une armée de moi-même ou un moi-même dissous dans la multitude. Armée dans les tableaux, permanence de moi de tableaux en tableaux, multiples de moi, dans les armées et les foules. Jaillissement permanent du même qui est moi, cloné ou démultiplié, ou reproduit ou moulé dans les certitudes qu’il faut avoir et les prudences qui font survivre.


Yue Minjun, s’est pris comme modèle, dans tous les sens, le corps contraint ou libéré et le rire aux lèvres. Il s’est reproduit lui-même, rose et vêtu d’un slip gris ou blanc et quelques soient les situations, toujours rieur. Drôle de rieur pourtant dont la représentation est drôlement réaliste au point que le peintre, pour mieux conférer une forte réalité au rire de son image, l’a doté d’une dentition impressionnante. Rire de toutes ses dents prend des proportions gigantesques : pour bien rire, il faut une bouche largement ouverte et des mâchoires supérieurement dotées en dents. Le réalisme est impeccable puisque les clones de Yue Minjun contractent leur visage dans un rire si intense qu’ils maintiennent leurs yeux hermétiquement fermés. Le rire autoriserait qu’on ne cherche plus à voir. Le rire est-il le « propre de l’homme », ou le sale … est-on ici dans la société chinoise ou asiatique qui vient, sourire offert, à la rencontre de l’inconnu, qui sourit et rit dans les moments d’inconforts ? Est-on dans cette habitude chinoise dont on nous dit qu’elle s’appuie sur le rire pour désarçonner un interlocuteur. Ou bien le peintre nous montre-t-il une manifestation du syndrome de Stockholm quand la victime se fait complice de son tortionnaire ? Ne nous montre-t-il pas le rire qui vient de celui qui se sent menacé et craint d’être battu, qui s’efforce de s’attirer l’amitié, la complicité, l’indulgence de celui qui pourrait l’humilier, le torturer et le tuer ? Ce rire est aussi conjuratoire. Rires qui évitent de trop s’appesantir ou qui permettent de ne pas voir la réalité en face, de l’oublier, comme ce général d’une armée morte, qui riait à gorge déployée, toute la nuit durant, pour ne pas avoir à supporter le souvenir des milliers de morts qu’il avait conduits à la bataille. Le rire ne se répand pas en manière de dire la joie, mais parce qu’il faut conjurer la peur, la contenir et parce qu’il faut être conforme, adhérer à des projets ensoleillés. Beaucoup de rires parce qu’il vaut mieux n’en pas pleurer. C’est moins risqué.


Dans les paysages paisibles et les vues architecturales de Yue Minjun, le bleu de l’Azur rivalise avec le rose bonbon des épidermes ? Pourquoi si rose cette peau ? Trop rose quand même, si on se réfère aux standards physiologiques habituels ! Et incongrue chez un Chinois. A moins de penser à des coups de soleil sur des peaux trop sensibles. Une peau jaune aurait-elle nui au réalisme de cette peinture ?  Ne faut-il pas que la peau soit étonnante et rose pour que le bonheur qui s’exprime soit vraiment épidermique et indubitable ? Il la faut rose pour que les personnages jaillissent de l’écran (pardon de la toile) et, se détachant sur le bleu du ciel attestent de la réalité de leur gaieté et de leur désir de la communiquer.  Rose la peau des participants sur la scène du bonheur. En couleur vraiment, ils se voient mieux, qu’en blanc ou en jaune.  Rose et rieur cela suffit amplement à vivre la vie, l’agir et à la jouer. Dans une vie de bonheur révélé rose et rieur qu’a-t-on besoin d’instruments, armes, fusils ou de quoi que ce soit d’autres.  C’est ainsi que Yue Minjun, désarme ses rieurs et leur laisse leur rire et uniquement lui pour tuer des canards ou pour fusiller d’autres rieurs.

 

Est-ce parce que la réalité est désarmante qu’ainsi, les armes disparaissent de la toile, les rieurs n’ayant que leurs mains pour singer des mitraillettes en action ou des fusils fusillant à l’imitation du célèbre tableau sur l’exécution d’un empereur du Mexique. Il faut bien, à l’aune de l’éternité, se moquer des ces grands moments de l’histoire, exaltés dans les grandes machines de Delacroix, David et Manet. La baignoire de Marat, à l’eau rouge sang, est vide de son corps. David « continué », c’est la scène d’après… après qu’on ait retiré le mort et avant qu’on ait nettoyé le massacre. Le rire et le bonheur sont si désarmants que les grands moments de l’Histoire chinoise sont vidés de leurs personnages. Ils ne sont plus là les héros. La plupart sont morts. Les foules devant la tribune officielle de Tien Anmen ne sont plus dominées que par les oriflammes et une forêt de micro, les acteurs de l’histoire sont partis : ils ne savaient pas rire ? De même est vide la salle où le grand Timonier a donné le coup de barre décisif. Ils n’ont pas trouvé ça drôle ?


Les clones de Yue Minjun, ne sont pas confidentiels. Ils s’inscrivent largement dans de Grands formats (sauf l’emblématique porte-tête). Et comme tous les peintres de grand formats, l’auteur veut nous précipiter dans sa réalité, celle qu’il a conçue pour que, participant, étant englobés nous puissions nous aussi venir rire avec lui.

 

 

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