Ou la nuit des souvenirs
Au jeu de Paume, une magnifique exposition des photos de Sally Mann. On serait tenté d’évoquer le côté sombre de quelque chose, de la guerre par exemple, car, pour une bonne part, ces photos parlent d’une guerre que nous ne connaissons pas bien, une guerre que nous caricaturons souvent, qui aurait opposé le mal et le bien, la liberté et l’esclavage, et, pour caricaturer davantage, une guerre opposant le noir et le blanc : la guerre de sécession.
Sur le plan technique, les états-majors européens auraient bien fait de s’y intéresser de près…
150 ans plus tard, Sally Mann revient sur les lieux d’un crime technologique et social qui aura duré autant que la guerre de 1914. Il n’y a pas de forts mythiques, ni de villes fortifiées, ni de cathédrale effondrée à coup de canon, ni de restes de tranchées…. On ne peut pas revenir sur des paysages couturés, déchiquetés, labourés à coup d’obus…
Ce sont des souvenirs de malheurs qui viennent s’imposer au regard. Ils remontent du fonds d’une mémoire cachée, celle qui disparait quand les malheurs s’abattent et deviennent à ce point insupportable que l’esprit les cantonne dans des zones profondes du cerveau. Il faut vivre malgré tout et c’est ce malgré tout qui doit ne jamais pouvoir s’exprimer. Le laisser s’exprimer ce serait tuer toute idée de vouloir, de penser et d’agir.
Ces souvenirs, cachés, de générations en générations, reviennent parfois dans des consciences particulières et viennent dire tout ce qui avait été tu . Les photos des champs de bataille qu’expose Sally Mann, sont exactement de cette sorte. L’artiste les a fait sombres, noires, tristes, en noir et blanc, comme si, à force de se frayer un chemin, dans un effort d’autant plus dur que les souvenirs étaient profondément enfouis, ils ont perdu définitivement toutes couleurs, tout aspect paysager, toute forme naturelle. Ce sont des débris de mémoire qui viennent, pas même des fantômes, ou des ombres venues de l’au-delà, de simples débris photographiés, sous la forme actuelle de champs de batailles disparus.
Ces formes qui peinent à surgir, d’où toute lumière est absente, photographiées aujourd’hui, parlent d’hier, d’un hier qui brutalement se met à hurler.
Les photos, tirées comme si, les images venaient directement de la mémoire, encore humide de cette traversée du cerveau, déchirées ou souillées pour s’être cognées aux préjugés, aux hontes, aux oublis, frappent pour leur force de vérité. Débris de souvenirs échappés d’une conscience souffrante, les photos de Sally Mann parlent nécessairement d’un rapport au monde. Comme le reste des photos de l’exposition. Il n’est pas question de montrer des images. Il s’agit de faire voir un monde qui ne pouvait s’afficher de même que les « photos de famille » parlent de choses non-dites, ou qu’il ne faut pas dire.
Très belle exposition d’une artiste très intériorisée qui montre un monde revisité par sa passion de la vérité.
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