Galerie polka, jusqu’au 29 octobre
C’est une sorte de roman-photo qui se déroule dans les sous-sols de la Galerie Polka : des photos en couleurs, éclaboussant de lumière ou en « nuit américaine. Matt Henry, à la fois « publicitaire » et « photographe », livre un travail extraordinairement maîtrisé. J’use parfois de ce fameux terme de « ligne claire » telle qu’il nous vient de la bande dessinée belge, d’Hergé, de Tintin et de tous leurs contemporains et leurs suiveurs. C’est bien ce sentiment de clarté, de simplicité du trait, de précision de la prise de vue et de limpidité de la mise en scène qui frappent dans les photos de Matt Henry.
On dit souvent qu’une des caractéristiques de la ligne claire réside dans l’absence d’illusion de perspective. Si cette dernière est « techniquement » utilisée, l’artiste ne pousse pas son exploitation au-delà de la technique : les choses éloignées sont simplement plus petites. En revanche, les paysages, les maisons, les voitures ou les personnages, qu’ils soient proches ou éloignés, sont toujours représentés aussi nettement et aussi clairement, ce qui donne à l’image un aspect « hors du temps », « à part ». Dans la ligne claire, pas d’ombre ou peu, une sorte de trace pour dire qu’il y a du soleil. L’ombre devient alors un signe comme une indication explicite et délibérée par laquelle l’artiste annonce qu’il est dans le monde réel et que ce qu’il représente n’est pas un pur produit de son imagination et de sa fantaisie : il a bien photographié des lieux tangibles, des personnages en chair et en os et des paysages réels. Il a représenté ce qu’il avait sous les yeux.
Et pourtant les photographies de Matt Henry ne montrent pas ces morceaux de réalité qu’on vient d’énumérer. Ces morceaux sont des éléments de mise en scène. Les paysages sont appelés à jouer leur rôle, les pompes à essence aussi, et les personnages, comme les acteurs d’une histoire qui n’est pas nécessairement la leur sont des acteurs, ils jouent leurs rôles tels que les a définis le photographe « metteur en scène ». Tout donc est mis en scène et la série que présente l’artiste est justement une histoire racontée en images.
Cette histoire a des côtés étonnants : oublions le thème, puisqu’il n’y a pas de dialogue, ni de phylactères, ni de sous-titres hormis le numéro de la photo accompagné du nom de la série. Trip 1, Trip 2…etc. Cette histoire aurait pu être un film, un court métrage pourquoi pas, autour d’un voyage, un vrai avec des voitures, des gens qui voyagent, des motels, des pompes à essence etc. Ou bien cela aurait pu être une autre histoire de voyage avec un drôle de paysage, et, dans ce paysage des bâtiments tellement banal qu’on l’impression de voir des coupures de journaux, des images de voyages proposés par des tour-operators, des collages aussi, associant des personnages et des bâtiments sur fond bleu ou fond nuit. Et tout ceci paraitrait si banal et si drôle qu’on ne se sentirait plus vraiment dans un voyage. Enfin, il y aurait l’autre voyage, celui du trip, du LSD ou des drogues qui conduisent d’improbables couples à s’éclater et éclater la mise en scène.
Les images sont tellement lisses, tellement atemporelles qu’on a bien du mal à distinguer les trois voyages. Les ciels sont bleus purs, bleus ciel, bleu immuables comme dans toute la peinture occidentale, les nuits sont lumineuses comme si des rangées de réverbères étaient alignées derrière le photographe, ou bien elles sont noires absolument et se détachent derrière des vitrines ultra-éclairées.
Et souvent, on a l’impression de rentrer dans un tableau de Hopper ou bien d’en sortir. Une image est symbolique de cet apparentement qui ne peut pas être fortuit : The Trip#19, 2015, une station-service brillamment éclairée qui se détache sur fond de nuit noire. Les bâtiments, les pompes sont alignées comme à la parade ou comme des lignes de perspectives qui en feraient trop. Photo d’une non-architecture qui insiste sur des lignes de fuite qui ne vont pas bien loin comme Hopper aimait le faire avec, aussi, des pompes à essence. Et pourtant, cette photo est l’exact opposé de la célèbre mise en scène d’Hopper, où une scène de la vie de tous les jours se joue, le soir dans un bar éclaboussé de lumière, sur fond de rue nocturne.
Il y a du cinéma dans ces photos : scène à trois personnages sur le zinc d’un bar, le temps semble s’être interrompu, plus rien ne bouge ; la lumière et la multitude d’objets, de chaises chromées, de lueurs et de reflets paraissent réintroduire mouvement et temps et redonner vie aux personnages.
Hopper comme source d’inspiration pour figer le temps et construire des perspectives illusoires ? Mais aussi Erwin Olaf dont la photo mise en scène, (la série la Honte, par exemple) élimine les ombres et joue de l’extraordinaire netteté de la prise de vue. Tout est épuré et les détails eux-mêmes savent ne pas obscurcir le regard.
J’aime particulièrement, le Trip# 2 2015, qui est l’exact inverse du Trip #19. L’autre face du décor devant les fameuses pompes à essence, mais en pleine journée cette fois-ci. La scène ne se découpe pas sur la nuit mais sur le bleu d’une journée éternellement ensoleillée.
Photographe inspiré Matt Henry, est pétri de photo et de film américains. On y voit dans ses photos comme dans les films et les photos des années cinquante quand les couleurs primaires ou pastellisées donnaient à penser qu’on avait donné un coup de peinture sur la pellicule. On écoute les accents des grands photographes. Je pense surtout à Eglleston. A tous ceux qui ont mis la réalité en scène et lui ont fait jouer un rôle, le sien, mais pas toujours.
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