Cette chronique est la deuxième partie d'une série de trois.
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3 Duchamp n’est-il pas l’œuvre ?
Le grand œuvre de Duchamp est composé de productions dérivées, de dérivations de produits ou de productions destinées à ne jamais se concrétiser en produits, ou à peine, ou en tout cas jamais abouties. Dans tous les cas, les œuvres, pour être dites œuvres et spécialement lorsqu’elles ne sont que projetées et pas ou peu réalisées, imposent un passage par l’artiste. Ou bien, il faut, pour pénétrer les œuvres, se pénétrer de la pensée de l’artiste, compulser ses notes, ses schémas, ses plans, esquisses, variantes, contradictoires ou cohérentes, en se méfiant de ce qui parait animé d’une certaine logique car l’homme est joueur dans sa vie et de sa vie. Il faut poursuivre vers la trouvaille d’une logique supposée qui lui viendrait de son amour, lui qui a eu du mal à avoir son bac, pour les ouvrages scientifiques les plus complexes et pour les sciences dont on nous dit qu’il fut boulimique lorsqu’il occupa le boulot de bibliothécaire. Il faut chercher chez lui le sens et les faux-sens mis en place non pas pour guider mais pour perdre ses adulateurs-regardeurs dans les méandres labyrinthiques d’une œuvre en l’état futur d’achèvement.
Ou bien, il faut passer par l’artiste non plus pour le traverser mais parce que la « compréhension », « la dilection » vis-à-vis de son art supposent d’« injecter» du Duchamp dans ses objets, ses idées, ses plans, ses projets comme on met de l’essence dans un moteur ou de la semence dans les sillons (ou ailleurs, comme il aimait à le faire comprendre). Dans ce dernier cas, on comprend que jamais on ne comprendra les œuvres de Duchamp sans comprendre Duchamp lui-même dans tous les sens du verbe « comprendre » à commencer par celui qui dit « prendre avec ». Duchamp est inséparable de ses œuvres. La logique heideggerienne semble ici exploser. On ne peut pas juger les œuvres sans passer par l’artiste, soit, comme on l’a montré, en le pénétrant, soit en l’injectant. Soit ! C’est une façon de ne pas voir les choses : car, en s’obnubilant sur une œuvre « objective » tout en subissant le « subjectif Duchamp », on s’égare, on ne regarde pas ce qu’il faut en fait regarder. On se comporte comme le regardeur « Duchampien » piégé par la « MaaaLyyyssse » du grand homme et par ses silences éloquents. En fait, le regardeur se trompe de point de vue et ne regarde pas ce qu’il faut voir.
Car l’œuvre de Duchamp, c’est Duchamp lui-même ! N’est-ce pas justement cela qui a fait tourner la tête de tant d’artistes ou de non-artistes ? Duchamp n’a rien produit ou peu non pas parce qu’il était peu doué, mais parce que ce qu’il a produit n’était pas destiné à être des œuvres mais à fournir la preuve, faisant croire à des œuvres, qu’il était un artiste. C’était le préalable incontournable à l’affirmation de lui-même comme œuvre d’art. Comment, en tant que personne humaine en chair et en os, se faire accepter comme œuvre si on n’en a pas préalablement produit : le savetier se définit par la savate qu’il fait et non par l’énoncé « je suis un savetier ». Si Duchamp a fasciné de facto par un « non-faire », cette fascination s’est fondée sur l’exigence préalable « d’un faire » pour partie effectivement fait, sachant que le reste de son œuvre est une illusion : entre « à faire », « en cours de faire » et même du « faire, peut-être ». Duchamp devait payer son « renoncement à faire » de la preuve d’un « fait » au sens de « produit ». Alors et seulement alors, il pouvait s’ériger « œuvre d’art ».
Comment, dans ces conditions, juger de cette œuvre-là si ce n’est en s’enfonçant dans les coins et les recoins d’un esprit remarquablement manœuvrier? On ne trahirait plus les prescriptions proustiennes : Duchamp et ses petitesses, Duchamp et ses petites manies de gosse de riche, Duchamp planqué échappant à la grande Guerre, Duchamp joueur d’échec professionnel, Duchamp et l’image de l’artiste imposée par le père, Duchamp voyeur et célibataire, Duchamp entretenu, qu’on entretient comme d’une potiche chinoise de valeur ou d’un étalon, Duchamp collectionné ou adopté, ce qui dans le cas de l’espèce humaine est la même chose, tous ces éléments pour ne citer que ceux-là sont les constituants de « l’œuvre Duchamp », comme l’huile, la toile de lin, les pinceaux, les pigments etc sont les constituants d’une œuvre de peinture, comme la terre, l’argile, le marbre, l’acier sont les constituants d’une œuvre de sculpture etc…
Qu’a-t-on comme raisons de penser que Duchamp est l’œuvre et que les œuvres de Duchamp ne sont là que pour le légitimer en tant qu’œuvre ? Il faut aller très loin et tout d’abord dans le fait que Duchamp est envoyé faire l’artiste comme, des siècles auparavant on envoyait son enfant dans l’atelier d’un artisan. On peut penser qu’il est expédié parce que c’est comme ça dans la famille, on aime l’art et même on avait un grand-père doué d’une gentille manière. On laissera aux psychiatres le soin de démêler cette curieuse situation, couplée à une parfaite indifférence maternelle. On rappellera cette curiosité : dans la famille Duchamp, les mâles sont expédiés à Paris pour faire de l’Art, c’est-à-dire rien, les femelles restent à la maison pour faire ce que font les femmes bien élevées, c’est à dire rien. On dira que Duchamp éloigné du domicile familial fût mis en situation ou bien d’être producteur d’œuvres appréciables ou bien d’être une œuvre aimable, (défi épineux mais logique, se rendre aimable n’est-il pas la compensation exacte de ne pas avoir été aimé ?). Une fois ce défi à lui lancé, un second surgit qui devient donc : s’il doit être admiré ou aimé sous quelles espèces cela doit-il se produire ? C’est ici que le glissement de sens de ses œuvres va se produire. Elles vont passer du statut d’œuvre-production de l’artiste au statut d’œuvres-signes et d’œuvres clins d’yeux montrant que l’œuvre c’est Duchamp lui-même.
Une preuve que Duchamp est œuvre on la trouve dans le fait qu’il va séduire des collectionneurs qui vont ou bien recueillir les « œuvres » comme autant de traces de « Duchamp-œuvre » ou qui vont recueillir Duchamp, comme on ouvre son château à un trésor.Vont se succéder les Picabia, les Arensberg, Katherine Dreier et peut-être « Les célibataires » mêmes dont il aurait pu être « la mariée ». On peut penser qu’il y a là du mystère. Comment collectionner Duchamp ? En vrai, ce n’est pas si difficile que cela : on peut se partager sa présence, on peut s’offrir une tranche de sa vie, on peut participer à la réalisation d’œuvres qui ne s’achèveront jamais. On peut aussi passer par les signaux qu’il lance, les ready-made qu’il laisse derrière lui, donc par ses œuvres, pardi ! Comment être sûr que Duchamp objet d’art vivant est bien « l’art vivant » qu’on veut collectionner? En suivant la réalisation d’œuvres qui ne sont pas destinées à être terminées, ou dont l’achèvement est aléatoire.
Duchamp se produit non pas comme un artiste de music-hall se produit en scène, mais comme une œuvre d’art est « fabriquée ». Celle-ci sera unique sous de multiples formes. Ce ne sera pas « un Duchamp », ce sera « Duchamp », ses excroissances ne seront pas ses œuvres uniquement mais le Duchampisme qui les unit. Duchamp en tant qu’œuvre se répandra en message sur l’art, comme le Saint François de Giotto annonçant un nouveau monde et appelant à communier avec lui.
Ce serait l’accuser de Narcissisme ! Les œuvres de Duchamp ne seraient que la surface de l’étang. L’image qui y nait serait l’œuvre par excellence : Duchamp qui se mire, produit Duchamp qu’on admire. L’image digne de contemplation et d’admiration qui s’offre aux regardeurs par le moyen de toutes les œuvres de Duchamp et surtout par le moyen des tentatives d’œuvres, échappe à son « auteur » par un renversement calculé. Il faut choisir entre le produit et son producteur et accepter cette idée que Duchamp est sa propre œuvre sans cesse en cours d’ouvrage tant qu’il est vivant. Mais il est aussi son propre regardeur et critique, qui sait ce qu’il faut penser de cette œuvre qui ne peut s’achever, comme nombre de ses oeuvres et parfois n’arrive pas à commencer, comme sa vie, curieusement commencée et jamais mise en échec tant qu’il l’a jouée.
Pareille conception ne fait pas du tout plaisir aux Duchampistes. Duchamp attira l’admiration pour son rôle de défricheur et non pour une passivité narcissique, clament ses admirateurs. Ils le disent « artiste le plus considérable du XXème siècle ». Ce qualificatif lui est attribué pour ses réalisations et ses projets et non pas pour une espèce d’exhibitionnisme auto-produit et auto-satisfait. Il est celui par qui, disent ses admirateurs, l’art a explosé et a ainsi retrouvé la vitalité que les traditions s’acharnaient à étouffer. Il a imposé qu’un regard décide de ce qui fait art et, urinoir aidant, a forcé les regardeurs à regarder de ce côté-là du monde, du côté de cette réalité nouvelle que l’industrie produit, du côté de la manufacture de Saint Etienne, du côté aussi de son catalogue. Les Duchampistes ricanent : « On est bien loin d’un narcissisme. On est bien loin de Duchamp, œuvre de Duchamp : l’œuvre de Duchamp c’est le monde revisité». Les méchants rétorquent qu’à cette aune-là, Duchamp c’est le valet du grand Homme : « il n’y a pas de grand homme pour son valet »…. A moins que le Valet ne proclame l’inverse comme le regardeur décide qu’il y a œuvre.
Quelle position adopter entre le Visionnaire qui ne donne rien à voir et l’artiste-oeuvre qui se donne à admirer? D’une œuvre qu’il faut commenter qu’elle soit Œuvre ou œuvres, on a le choix entre le plat « je n’aime pas » et le riche « cette œuvre porte un sens… ». Si nous adoptons le point de vue « Duchamp-œuvre » que vaut cette œuvre aux côtés de Giotto-fresque, Monet-Nymphéas, Pollock-dripping, Warhol-multiples, Damien Hirst-requin. La Maaaalyyyssse du regard Duchampien, nous réconforte-t-elle de l’absence de lumière dans les yeux des personnages de Modigliani, comme la clarté cézannienne renvoya les « Pompiers » et leurs machines dans les soutes de l’histoire de l’art ? « L’œuvre Duchamp » nous appelle-t-elle vers de nouveaux horizons. Nous délivre-t-elle une nouvelle vision ? Quand on en fait le tour, quand on s’aperçoit que Duchamp « pile » c’est une vision de la femme comme d’un morceau de viande vidée de son sang, quand on voit que « face », il n’a pas envie de créer mais de jouer et que le jeu d’échec en dit plus long sur sa création en tant qu’œuvre que l’élaboration du grand verre, qui s’est d’ailleurs pété à deux ou trois reprises, on a du mal à rentrer dans l’idée que « Duchamp-œuvre » vaut le détour.
Les tenants de l’artiste génial dont l’œuvre reste à décrypter s’en tienne à un crédo, « il est essentiel ». Comme on vient de montrer que Duchamp est une œuvre peut-on les suivre un bout de chemin en constatant que « l’œuvre-Duchamp » est essentielle et laisse derrière elle toutes les œuvres du XXème siècle. Allons plus loin : ces œuvres de peintres ou de sculpteurs qui suivront « l’œuvre-Duchamp » ne produiront que des commentaires autour d’elle matrice du monde qui surviendra. Ce disant, il leur échappe que rien ne vient des œuvres et que tout réside dans l’ « œuvrant-ouvré ». Duchamp ne vaut qu’en tant qu’il se pose et non pas en tant qu’il produit. L’abus de commentaires sur les œuvres « à clef » de Duchamp devrait contribuer à ouvrir les yeux. Les célibataires dans l’œuvre de Duchamp ne sont pas une catégorie humaine en transition comme l’état de « vierge » ne serait qu’un état féminin passager avant celui de « femme », par exemple. Ils perdurent dans leur être comme Duchamp lui-même se garda célibataire pendant une bonne part de son existence.
Ici on entre dans « l’œuvre-Duchamp » elle-même. Il faut écouter les commentateurs exposer le contenu « masturba-teurs ou –toires » des œuvres de Duchamp. Le discours sur les soi-disant productions d’art de Duchamp parlent-elles de la production, des repentirs que tout artiste commet sur une œuvre, du temps qui passe et quand on n’y travaille pas de la poussière qui s’y accumule ? Si l’œuvre était seule à considérer, si on devait ne s’intéresser donc qu’au poète, ces considérations sexuelles devraient être oubliées. On ne devrait évoquer que l’œuvre et pas les divers à-côtés, Narcisse, jeu d’échec, masturbation, célibataire, non-artiste. Mais, justement, comme il faut considérer « l’œuvre-Duchamp » et non les œuvres de Duchamp, ces « signes » doivent être discutés car ils sont Duchamp et en tant que tels, constitutifs de « l’œuvre-Duchamp ».
Par exemple, en revenant sur le jeu sexuel « duchampiste », on doit se pencher longuement sur « l’œuvre-Duchamp » pour remarquer que le corps féminin duchampien a la forme d’un pantin démantelé où le sexe se résume à la déchirure du corps produite par l’écartèlement des jambes dans la meilleure des hypothèses. Dans la pire, c’est un repli de chair dont on imagine sans difficultés que comme tout repli, il ne dévoile rien, une fois déplié et ne conduit donc à rien. « L’œuvre-Duchamp » exprime l’anéantissement de la sexualité en tant que rapport dual. S’il s’agissait d’une œuvre de Duchamp, il faudrait remarquer que tant son expression que l’idée qui la sous-tend, ne présentent aucune originalité, à l’exception d’une anomalie anatomique. Mais, glose-t-on des heures sur le nombre de vertèbres de l’odalisque d’Ingres ?
« Duchamp-œuvre » est unique et ne peut qu’être solitaire et dans le travail sur soi et dans le plaisir. Mona Lisa a peut-être une histoire, elle a surement un rapport avec l’auteur de l’œuvre, mais cela qu’un intérêt secondaire comme nous le disent Proust et Heidegger. Mona Lisa est une œuvre unique, détachée, existant en tant qu’œuvre et pas en tant que production social, économique ou artistique. Duchamp, quant à lui, a livré ses productions à l’incompréhension parce que, à la manœuvre, il se veut l’œuvre parfaite, échappant aux autres, à leurs étreintes, à leurs désirs. Célibataire même.
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