Lüpertz chez Suzanne Tarasieve

Etre Lüpertz ?

Voici un artiste dans la grande veine allemande de la première génération de l’après-guerre, avec Baselitz, Penk, Immendorff etc. ils ne peignent, ni ne sculptent ou dessinent « joli », « gai » ou pimpant ». Ils ont beaucoup de choses à dire parce que trop de choses pèsent, parce que leur chemin a été bien obstrué, pourri, démantelé par leurs géniteurs, leurs professeurs et tous les maîtres à penser qui les ont précédés.

 

 

Etre Lüpertz ?

 

Sur Baselitz, « les femmes de Dresde », j’écrivais : « Je décrypte souvent l’art allemand de la seconde moitié du XXème siècle avec ces codes et ces cauchemars-là. Bazelitz, Lûpperz, Kieffer et les autres en sont les géants. Ils ont voulu crier ce qu’être Allemand après la Guerre, voulait dire ! Après l’horreur surtout, après l’effondrement de ce qu’il y a de beau et de fort dans la pensée, la culture et l’art allemands. Ils ne pouvaient pas le dire en peintures ni en sculptures aimables, ou charmantes ou belles. Petits formats à regarder à la loupe, peintures de paysages reposés ou, pourquoi pas, romantiques. Leurs œuvres devaient être des blessures encore ouvertes, leurs pensées, des os brisés, leurs regards, ceux qui sont jetés par des yeux arrachés. Ces œuvres venaient de tous ceux-là, les enfants de l’après-guerre, à qui on demandait sans cesse de témoigner des choses qu’ils n’avaient pas vues, d’assumer les événements qu’ils n’avaient pas voulus et de taire toutes les plaintes venues de la trahison des valeurs et des forces d’une société qu’ils n’avaient pas connue ».

 

Si Baselitz exprime profondément cette plainte, si des artistes comme Penk, Kieffer, ou Immendorff la disent avec des accents, des déchirements et des violences qui leurs sont propres, Lüpertz y ajoute, une dimension très particulière qui l’apparente à de nombreux égards, sur le plan intellectuel et non pas sur le plan du style, à Kieffer : sa peinture et sa sculpture sont des modes de purs questionnements sur ce que peut l’Art, sur la place, usurpée ou essentielle qu’il tient dans nos sociétés à peine sorties des décombres.

 

 

La peinture de Lüpertz, en ce sens, est une peinture froide et parfois donne le sentiment d’une démonstration : ni la représentation picturale ni celle des formes ne permettent de penser à des sentiments, à des caricatures, à des dénonciations, elles sont autant de questions qui nous sont posées à nous et à l’Art.

 

 

« Kunst, die im Wege steht » : dit Lüpertz, que les plaquettes et panneaux explicatifs traduisent par : l’art qui dérange » et dont j’ai tendance à penser que « Kunst » a été mis au lieu et place de « Kreutz » (la Croix). L’art dérange-t-il ? ou n’est-il pas simplement sur le chemin, pour le montrer, le tracer et en révéler les possibles ? La très belle rétrospective que montre le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris est bien conçue dans cet esprit. On ne met pas en valeur ni un peintre aimable, ni un peintre souffrant, mais un peintre questionnant et dont le questionnement a pris des formes et des tournures très différentes tout au long de sa vie de peintre. Après la magnifique exposition de la Collection Werner dans les mêmes lieux qui avait montré quelques œuvres des meilleurs peintres allemands contemporains, après celle qui avait été consacrée à la sculpture de Baselitz, et d’autres encore, voilà une exposition très forte.

 

 

Avant de la commenter, un mot encore : Lüpertz est un peintre qui parle de ce qu’il peint ; il faudra au cours de la lecture de cette chronique avoir en tête ce travail de la pensée sur la matière artistique. Comme il parle beaucoup, il simplifie le travail de bon nombre de chroniqueurs dont le dernier en date un certain Philippe Dagen dans le Monde. Parler de Lüpertz, c’est facile, il suffit de le laisser parler et notre chroniqueur Dagen de prendre ses ciseaux et de couper dans les interviews de l’artiste. Ça fait de la ligne pas fatigante à écrire. Le fait est que la plupart des chroniqueurs ont beaucoup de mal à écrire et parler de Lüpertz : pour s’en tirer, ils commencent par rappeler son côté dandy, puis, ils insistent sur les casques allemands et montrent qu’ils sont obsessionnels et enfin, ils ironisent sur ses prétentions à l’héritage grec, sur la simplicité de ses propos, sur la permanence voire la répétition de ses thèmes.

 

 

Reconnaissons que c’est beaucoup plus facile de dire un mot bien senti et partagé par une collectivité de chroniqueurs lorsque le sujet est une exposition de Kieffer. On arrivera aussi à remuer les foules avec les artistes du Blau Reiter et je suis sûr qu’une exposition sur Klimt, Schiele et Kokoshka ferait lieu d’exposition comble, comme ce fut le cas avec Hopper. Lûpertz n’est pas d’un abord facile. Il ne propose pas de vous aider à « passer de l’autre côté » comme Rothko. Il ne pose pas de grandes idées pas trop difficiles à comprendre comme Kieffer. Il ne se moque pas du monde intellectuel comme Richter. Lüpertz, n’apporte pas de solution, il n’apporte pas même des questions même s’il peut parfois en donner l’impression. Il apporte un miroir et le tend aux regardeurs qui voient ses peintures, leur répétition, leurs hésitations et n’ont plus d’autres solutions que de réfléchir non pas à ce qu’a voulu dire l’artiste mais à ce qu’ils auraient dû penser.

 

 

En ce sens, oui, Lüpertz n’est pas un artiste facile quoiqu’il dise, quelque sincérité et vérité il énonce sur la peinture ou la sculpture. Ses idées sont fortes et claires. C’est peut-être cela qui dérange. « Kunst, die am Weg steht ».

 

Le choix de l’accrochage peut paraître étrange : on commence la visite par la fin ! Les dernières productions d’un artiste bien vivant, sont là, les premières à être montrées, en première approche ! Méthode un peu étonnante et pourtant, je ne l’ai pas trouvée désagréable : elle évite le travers de l’évolution au sens de l’amélioration, au sens de la « progression » c’est-à-dire du progrès, du mieux qui vient au fur et à mesure de la vie et du travail, comme si le fait que l’artiste vieillisse lui fait gagner en sagesse, savoir et talent. Quand on pense à la façon dont Chirico a mal fini ou Van Dongen encore pire, partir de la fin et s’en aller vers les commencements laisse parfois à penser qu’ils n’annoncent rien : la vie d’un artiste est aussi faite de ruptures, renonciations et révolutions. la jeunesse d’une belle pensée peut être trahie ou trompée ou tout simplement poussée dans une impasse et abandonnée à elle-même ! Dans le cas de Lüpertz, ce mouvement de retour dans le temps met en valeur combien son œuvre est construite autour d’idées qui se développent et d’œuvres qui les incarnent. Il est permis aussi d’y voir que l’art est affaire de tâtonnement et de voies sans issues.

 

 

Pour exemple, toute la série dite « Congo » est un moment intéressant de peinture abstraite et de couleurs qu’on ne retrouvera pas plus tard dans l’œuvre de Lüpertz, pas plus qu’elles n’étaient annoncées avant leur « fabrication ». Le procédé de la visite « à rebours » du MAM de la ville de Paris est donc riche de cette mise en valeur des ruptures, des incohérences, des tâtonnements de l’artiste. 

 

Ici-bas, la peinture et la sculpture pour élever

 

Première œuvre pour vous accueillir : une magnifique sculpture en bronze coloré. Odysséus 2014. Très grande œuvre réaliste, elle est marquée de disproportions qui laisseraient penser à une coupure par rapport à l’art grec, référence absolue dans la sculpture. A ce titre, elle n’est pas, aucune des sculptures présentées ne le prétendront, un rappel de la statuaire grecque. En revanche, l’idée de « colorer » cette statue, de l’affubler d’yeux bleus sur fond de cornée blanche, de colorer ses lèvres et ses joues, appartient aussi à cet art grec, dont les réalisations n’étaient pas plus blanches que les cathédrales et qui ne planaient pas au-dessus de la cité comme des fantômes blafards. Parmi les œuvres sculptées, des « Mozart », les uns féminisés, les autres ampoulés, asexués, féminisés, il en est qui ont perdu une main, un bras, d’autres sont en petit ou en grand, poudrés de blanc de céruse, d’autres sont perruqués ! Beaucoup de « Mozart » ! Faut-il y comprendre que Mozart pour l’inconscient allemand, c’est aussi le petit, l’enfant, le surdoué, la grâce, la légèreté, l’insouciance…  et peut-être le mensonge absolu car grâce et légèreté ne sont pas de ce monde si elles l’ont jamais été. Mozart : musicien céleste ou cache-misère d’un monde grossier et ordurier ? Au regardeur d’en décider, il lui faudra choisir entre l’image d’un Mozart enfant rêvé, créateurs de rêves et celui qui s’est spécialisé dans la fabrication d’une musique « poudre aux yeux ». Lüpertz et ses « Mozart » renvoient-ils à la question : comment un musicien génial peut-il être parent d’une horde de brutes animées par la haine ?

 

Une fois passée la sculpture d’accueil, c’est l’Arcadie de Lüpertz qui vient déployer ses œuvres allégoriques. Œuvres lumineuses qui courent entre l’abstrait et l’expressionnisme, entre pesanteurs et transparences. Ulysse, massif, peint comme on aurait sculpté et Vénus. Attendent-ils les barques et un passeur. Couleurs franches et gaies. Des roses et des nuances qu’on ne trouve pas dans les œuvres antérieures et des fonds « bleu dur », « bleu ciel », qui apportent l’intemporel dans une scène « grecque ». L’intemporel vient aussi « des objets allemands » dont Lüpertz a parsemé ses œuvres depuis le début, fils conducteurs, repères, bornes ou signes mémoriels et parmi eux, le casque allemand.

 

 

Traces de couleurs, coulures mais aussi corps lourdement et clairement inscrits dans la toile, déesses et amours, bateaux, rien de sinistre dans Arcadie mais des couleurs, des formes et des êtres en suspens dans le temps et l’espace, ébauches ou pas incertains de la création. Plusieurs toiles retrouvent le même thème au prix de variations. Quête d’expression nouvelle où la Grèce ancienne est appelée pour penser le monde nouveau. Mais, aussi, dans le lointain, un cheval bleu. Le « Blau Reiter » ne serait pas loin ?

 

Dans cette recollection grecque, les nus de dos inscrivent des corps lourds et charpentés, tracés à coups de brosse noire sur le fond bleu de toutes les éternités. En contraste, les masses physiques sont terreuses (ou terriennes) ces couleurs, dont on découvrira en remontant dans le temps, qu’elles sont celles aussi du jeune Lüpertz ; elles étaient aussi celles de Cézanne. Et toujours, les objets fétiches : casquette ou casque de soldat allemand, la carapace de la tortue, une pelle, celle du besogneux, de l’artiste qu’imagine Lüpertz, bien loin des exubérances de la vie de bohème.

A ce stade de la visite, une rencontre monumentale: «Le Matin ou Hölderlin», très grande sculpture inscrite parfaitement dans l’espace, au regard halluciné, en marche une tête minuscule dans la main gauche, génie, inspiration, double… «Inscription dans l’espace» pour moi est ce qui fait la différence entre une belle sculpture et une «grande» sculpture. On oublie facilement que les «vraies sculptures» retrouvent le temps et son déroulement beaucoup plus que ne le pourra jamais ni la peinture ni, de nos jours, la photographie. C’est le temps qu’il faut pour faire le tour de l’œuvre. C’est le temps qui s’inscrit dans son déploiement et l’histoire qu’elle raconte, c’est le fait que, sous les différents points de vue qu’autorise une « vraie sculpture » plusieurs représentations de l’espace sont ouvertes. Les sculptures de Lüpertz sont à peu près toutes de cet acabit. Les couleurs apposées, les yeux animés, leur confèrent leur présence au monde. Comme on le faisait remarquer pour Odysséus, elles ne planent pas au-dessus de nos têtes, elles sont parmi nous.

 

 

« la peinture fournit le vocabulaire pour rendre visible le monde »

 

En ce sens, le travail de Lüpertz se présente absolument comme un dévoilement et comme la continuité de cette entreprise lorsqu’instaurant un échange avec quelques grands peintres qui l’ont précédé, il reprend leurs œuvres et s’en sert d’appui. Quand il reprend Goya ou Poussin, ce ne sont pas des copies extrapolées de façon lointaine ou désinvolte, c’est une continuation dans l’esprit des Lumières quand on entendait cette phrase essentielle, « nous sommes des nains sur les épaules de géants : nous voyons plus loin. »

 

« La peinture plonge le divin dans la perceptibilité, elle est l’œil. Elle voit les temps, elle est pensée abstraite et fait concevoir des mondes et des inter-mondes ».

 

 

Et il faut voir dans l’esprit de cette phrase le « sourire mycénien » que l’artiste reprend, pour à la fois le retrouver dans sa vérité et le faire nôtre, avec tout son mystère : ce n’est pas un sourire mais un regard sur le monde, sur la vie et sur leur création incessante. Et curieusement, se retrouvent dans cette recherche des valeurs qui sont aussi celles du cubisme. Celles des demoiselles d’Avignon.

 

 

La série « guerre », nous rapproche un peu plus du moment où le peintre va décider d’être peintre. Davantage dans la tradition contemporaine allemande, elle va cependant au-delà de l’expressionnisme d’après-guerre, de la violence des Cobra et de tous les mouvements « anti » qui fleurissent à cette époque et dont cette série porte l’influence et quelques couleurs. Mais c’est une peinture maîtrisée, voulue ou rien ne vient par hasard. Et si expression il y a ce n’est pas au nom de « l’isme », c’est parce que Lüpertz a choisi.

 

 

« La peinture est matière de culture, la conscience morale, de son époque. Plus nombreux sont les grands peintres auxquels une époque permet d’exister, plus elle est civilisée ».

 

 

A la fin de l’exposition, on arrive au début … de la vie de l’artiste. on devrait dire qu’alors, les germes sont apparents, les graines se poussent pour émerger en fleurs, en plantes, en légumes ou ronces agressives. On devrait dire que la palette est fixée, que des bruns, des roses, des verts à la Poussin sont là présents, comme les briques d’un bâtiment dont les plans n’ont pas encore été dessinés.

 

 

Mon impression est à la fois tout ceci et autre, au début n’était pas le commencement, mais un moment, qui allait ête suivi d’autres moments, sans qu’il soit claire que ces moments qui suivent sont étroitement apparentés au premier si ce n’est par une volonté farouche : mettre en œuvre un questionnement et en dire toute la noblesse et la beauté.


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