J'avais commencé à rédiger une "impression" sur les Nymphéas qu'un jour, par hasard, j'étais revenu visiter.
Ecrivant sur cette oeuvre fantastique et, au fur et à mesure de ce commentaire, les Nymphéas ont pris une dimension inattendue. Je n'avais pas bien regardé auparavant? J'étais aujourd'hui, "prêt" à un regard pertinent? Qui sait?
Ce que je sais en revanche, c'est que le travail lancé dont je pensais qu'il se satisferait d'une ou deux feuilles... est devenu, une longue promenade, pensive et ouverte...Je la livre ici en 7 volets qui paraîtront sur les semaines à venir. j'ai intitulé ce texte : "Les nymphéas 2: la fin des miroirs". 2 parce que c'est le deuxiéme texte sur Monet. La fin des miroirs parce que... Vous verrez bien!
Il n’y a pas d’œuvre d’art, il n’est aucune entreprise artistique ou projet qui ne soit pas le fait, le fruit, l’expression d’une volonté. Détournons Aristote pour qui "l'âme est l'essence et l'acte d'un corps", en cette proposition : « l’art est l’essence et l’acte d’une âme ».
Les Nymphéas, sont pour Monet, comme l’a été la Montagne Sainte Victoire pour Cézanne, à la fois une obsession, l’expression de la volonté de l’artiste et le point ultime de sa recherche. Il me plait à le répéter après tant d’autres commentateurs : La réflexion sur les Nymphéas porte réflexion sur l’art et les conditions de sa venue. Mais il s’agit aussi de l’art et de sa fabrication, sa transmission, sa répétition et sa transgression.
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Les Nymphéas sont un moment commode de l’histoire de l’art pour se livrer aux investigations proposées ci-dessus. Le Monde au sein duquel Monet a pensé et agi cet œuvre subit au même moment révolutions de pensée, d’humanité et de société. Oublieux, insensible à l’évènement, étranger à l’histoire de l’Art, Monet avance et, tout au long des Nymphéas, suit un processus lent, les lignes d’un projet qui s’adapte, change et avance jusqu’à son aboutissement.
Ce projet est porté par un des plus grands artistes parmi les artistes peintres que l’Occident à portés. Les Nymphéas mettent un point final à un basculement. Monet a pulvérisé les certitudes sur la façon de voir en peinture et de peindre ce qu’on voit. Oublions l’illusion et le romantisme du Héros. Monet n’est pas le seul coupable de ce grand chambardement, il n’est que le plus important. Il est celui qui a osé s’en prendre à la lumière, qui l’a placée au centre de la réflexion picturale. Le "sujet" de la peinture avait été abandonné par ses prédécesseurs. Il peint la mort de "l’objet".
Loin des péroraisons lourdes et chargée de théories sociales ou psychologiques, Monet a donné à ses idées la forme ultime de la pensée : la poésie. Il fut un théoricien révolutionnaire non par ses déclarations, mais par la démonstration pratique, concrète, continue de l’exercice de la peinture. Point de Héros, mais un « visionnaire » parmi quelques autres, un maître qui a eu très vite des suiveurs ou des disciples, se mettant à sa suite ou profitant purement et simplement de la brèche ouverte pour passer dans un autre monde.
Les Nymphéas ne sont pas, dans ce long mouvement de pratique artistique, une répétition, une réédition des poèmes anciens ou ce radotage stylistique qui saisit les vieux Maîtres à la fin de leur vie et qui leurs font produire des œuvres « à la manière d’eux-mêmes », faussaires de leurs propres œuvres. Cette dernière œuvre de Monet, comme la neuvième symphonie, comme la Joconde, comme le requiem de Mozart n’est pas un point final mis à la fin du dernier vers de la dernière strophe d’un dernier poème. Ce n’est pas un point final qui clôt une pensée, ce sont les « deux-points » qui l’ouvrent sur son devenir.
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Dates et faits : le projet des Nymphéas et conçu à la toute fin du XIXème siècle et se déploie sur le premier quart du XXème siècle. Il représentera l’essentiel de la production de Monet entre 1914 et sa mort en 1926.
Les présentations des Nymphéas insistent toutes sur un point d’histoire de l’art et des goûts en matière de peinture : l’œuvre une fois accrochée, les deux salles ovales enfin recouvertes des toiles définitives, elle tombe dans l’oubli. Le mot est peut-être un peu fort. Mais, c’est à peu prés ce qu’il se passe. Le public ne s’y intéresse pas. C’est dépassé. Le projet de Monet serait, à lire ces commentaires, le projet de trop. Les séries ont marqué leur temps, les meules, les cathédrales, les peupliers ont livré le message de Monet. Elles ont été les soldats lancés à l’assaut de la citadelle que le Quattrocento et les siècles suivants avaient bâtie, modernisée, adaptée, rapetassée et qui s’est ensuite trainée en radotages pompiers et en grandes machines où même la neige exprime la tristesse.
La forteresse est tombée mal défendue par quelques coups de mousquets tirés par les thuriféraires du « vieux style » et par les artistes qui le pratiquait. Les nouveaux peintres ont investi les lieux, les ont débarrassés de leurs vieilles arquebuses et ont installé leurs outils à eux, modernes, rapides et efficaces. Les Nymphéas, arrivées plus tard ne sont plus une machine de guerre. Le combat s’est transportée ailleurs, les batailles se nomme Malevitch, Vuillard, Gris, Picasso. Les régiments avancent sous les bannières fauvisme, cubisme, futurisme, abstraction. Les Vieux-révolutionnaires eux-mêmes, ceux qu’on nommait « impressionnistes », se voient donner des leçons de vision, d’optique théorique et pratique déployée en pointillisme, en diffraction de la lumière, en luminisme…Il est des impressionnistes qui résistent. Il en est qui, toujours, portent le flambeau. Plus exactement, une braise follette, qu’ils gardent enfermée précieusement pour la protéger des grands vents qui ratissent le monde de l’art.
Pourtant Monet, continue pendant quinze ans à faire du Monet, puis à ne peindre que des Nymphéas. A ne plus sortir de chez lui pour s’adonner totalement à des œuvres qui deviennent totales tant elles paraissent de plus en plus grandes, tant elles s’étalent et s’allongent. Des fresques ? Mais non des toiles. Ce n’est pas nouveau que de peindre des sujets sur de très grandes toiles. Il y en a eu sans cesse, qu’il s’agisse de raconter des histoires ou des scènes plaisantes ? Regardez donc Fragonard : n’aimait-il pas peindre des jeux et des plaisirs sur de grands panneaux. N’était-il pas savant dans ses paysages ? Ses arbres ne savaient-ils pas participer par leurs frondaisons et leurs branchages alanguis au jeu de la balançoire et de la pantoufle qui s’envole ? Pensez à Rubens et ses grandes machines pour Marie de Médicis. Et David qui racontait l’histoire en très grand. Sans parler de l’horreur des catastrophes par Géricault…. Et de la fin de l’empire Romain….Il n’y a pas eu que Monet pour peindre en très grand de très grands tableaux…
A suivre....
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Sauf que Monet ne peint ni de gigantesques scènes guerrières, ni de déclin de l’empire romain, ni des escarpolettes, il ne peint rien d’autre que la lumière et le temps. Il invente une vision qui s’oppose à l’instantané de la vision picturale traditionnelle, à la promenade intellectuelle et mémorielle des grandes machines, qu’elles soient à fresque, qu’elles soient en forme de retables ou de bandes dessinées grandioses. Monet introduit le temps de la rêverie, en vient à peindre des toiles comme on ne l’a jamais fait. Des toiles recouvertes de couleurs pour dire l’eau, les feuillages, les nénuphars….des toiles très grandes, très longues, qui disent le cours de la lumière sur une seule journée. Les Nymphéas annoncent que le temps est maintenant une matière picturale. Le regardeur ne peut pas vivre la contemplation de l’œuvre comme une histoire dont les tableaux se succèdent, il ne peut pas comme pour une œuvre du Moyen-âge rechercher les détails, les informations, les indications qui soulignent sur plusieurs plans le sens de l’œuvre pour autant qu’on ait pris le temps de lire, de réfléchir et de se souvenir. L’invitation à pénétrer les Nymphéas est une invitation a rencontrer la lumière mais aussi tous les temps que l’esprit humain propose d’attacher aux niveaux de nature qu’il invoque ou qu’il ausculte. Temps de l’infiniment petit contre temps cosmique des saisons et du mouvement du soleil, temps figé dans la nuit et vibration du temps en forme de lumière, de lucioles, de nénuphars. Temps des coups de pinceaux qui laissent des traces de feuillages et temps des étoiles qui viennent s’incruster au fond des eaux et ne plus bouger.
On a beaucoup parlé du rôle de l’eau chez Monet, de son obsession pour ce moyen si commode pour la construction de si parfaits équilibres. C’est à Londres au bord de la Tamise qu’il aurait attrapé le virus.On a ensuite beaucoup dit qu’il aimait l’eau, ses reflets et le plaisir qu’il y a à dupliquer le sujet. Le plaisir qu’il y a à saisir le reflet d’un arbre, d’un pont ou d’un paysage et le mystère qu’il y a là derrière, dans l’apparition d’un deuxième monde, par de là lequel on ne peut aller que si on est poète ou peintre. Peut-être y a-t’il eu derrière cette obsession quelque chose qui renvoyait à Narcisse ? Ici l’eau n’est pas un truc, une commodité d’artiste, une façon de construire à bon compte des effets et des symétries. L’eau des Nymphéas n’a rien à voir avec les jeux d’eau, avec les reflets, avec les miroirs. Il ne s’agit pas non plus de mouvements de l’âme remuée par un soleil couchant et ses reflets dans l’onde. Non plus que le torrent qu’affectionnent les peintres germaniques et qui chante que la nature est vigoureuse, saine et vive. Si Monet a été longtemps fasciné par les jeux de l’eau, l’eau des nymphéas ne sera pas seulement un charme, un prétexte ou un voile. Elle va être le monde où les dimensions se retrouvent, où les lumières se fondent et dans lequel, le regard plongeant entraîne l’esprit, et lui intime de renier toutes les géométries antérieures. Elle va être un monde où les temps se diffractent comme la lumière, se multiplient et prennent une épaisseur nouvelle.
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Monet continue à travailler ses Nymphéas qui ne sont plus un projet mais la démonstration pratique d’un nouveau regard sur le monde. On ne peut voir que ce qu’on nous a montré ? Le rôle des visionnaires est là justement. Ils sont ceux qui disent à l’encontre de siècles de pratiques, de calculs, de routes suivies et de lunettes pointées que le soleil ne tourne pas autour de la terre et que les anciens avaient tort : « elle se meut ». Ses détracteurs disent que sa vue baissait et qu’il ne pouvait plus que répéter ce dont il se souvenait. Il commençait à ne plus bien voir les couleurs. Il ne pouvait plus que peindre de mémoire comme Beethoven composant. Monet se serait donc enfermé avec ces Nymphéas dont il aurait conservé la mémoire. Il n’aurait plus quitté son écrin de Giverny parce qu’il le connaissait comme sa poche et parce qu’installé à tel ou tel endroit de son jardin, il savait ce qu’il devait voir et donc peindre. Comme si ce qu’on peint, c’est ce qu’on voit. Comme si justement ce qu’on peint ne montrerait pas ce qu’il faudrait voir ! Alors, pour ces analystes, le flou des Nymphéas serait la combinaison heureuse ou triste selon le point de vue qu’on adopte face au géant, d’une vision qui se volatilise et d’un souvenir qui s’éloigne. Tout lui deviendrait imprécis, de plus en plus. Poser son pliant, son fauteuil, ou n’importe quoi au plus prés des eaux stagnantes de sa mare, n’aurait servi qu’à raviver les souvenirs de pont japonais, de nénuphars mauves et de saule aux longues tresses. S’il n’avait pas été opéré, il n’aurait plus rien vu et donc n’aurait rien peint.
Une exposition dans le genre « on tire sur les ambulances » avait été organisée il y a quelques temps par le Musée Marmottan…le thème : les peintures de Monet quasi aveugle….et de montrer qu’entre les couleurs qu’il aurait dû voir et les couleurs qu’il posait sur la toile, il y avait une sérieuse différence. L’exposition ne conduisait-elle pas à s’interroger sur le début de la maladie ? La vision impressionniste n’était-elle que la vision d’un myope et non celle d’un génie ? C’est comme Cézanne, monsieur, qui voyait des petits cubes partout. Un trouble de l’enfance ? Quant à Van Gogh, il était cinglé : tout le monde le savait depuis longtemps ! Sans parler de ceux que se shootaient à l’absinthe et des autres, syphilitiques en phase terminale ! Qu’on se rassure, les peintres pompiers étaient en bonne santé, portaient les bonnes lunettes et n’allaient pas aux filles n’importe comment, n’importe où ! Fermons cette parenthèse à la limite de l’obscénité intellectuelle ! Souvenons-nous de cette magnifique exposition « leurs œuvres à l’instant de leur mort »…où de grands artistes, décédés comme tout le monde plus ou moins vite de maladies plus ou moins pénibles ont montré qu’une vision ne se perd pas malgré la souffrance et la déchéance physique. Monet souffrira peut-être plus souvent qu’on l’imagine d’avoir recouvré la vue des couleurs.
Monet ne peignant, ne travaillant plus que les nymphéas, n’était ce donc pas la preuve qu’il n’avait plus rien d’autre à peindre ? Radotage d’un vieillard qui préfère ne pas voir que l’histoire s’est accélérée ou répétitions d’un peintre qui se fatigue et ne veut plus se déplacer, aller sur le motif ? Ou bien, tout serait-il encore à trouver ? Monet, se trouverait enfin, en face d’une question qui l’a poursuivi toute sa vie. Il a enfin les moyens, la vision, qui lui permet d’attaquer la question comme un peintre doit s’y prendre, en peignant, en concevant une œuvre, en la faisant progresser, en allant et venant, en se repentant pour des erreurs, en foudroyant de vieilles convictions devenues gênantes. Il est vrai qu’il est difficile de concevoir ce géant de la peinture, patriarche au talent révéré, assis tous les jours devant une mare, entouré d’un grand jardin, enfermé derrière les barreaux que forment les saules. Un artiste obsédé par un thème cela serait impossible ? Une œuvre qui prend l’esprit de son auteur, s’en saisit et exige qu’il continue, qu’il aille jusqu’au bout de sa logique et de la vision qu’elle incarne, cela existe-t-il ? Il y a des peintres qui sont morts de n’avoir pas pu aller jusqu’au bout de leurs œuvres et des peintres qui ont vécu pour pouvoir achever celle qui donnait un sens à leur vie, à leur conception de l’art. Il y a des thèmes qui paraissent obsessionnels quand ils ne sont qu’une même œuvre qui se continue par delà tous les tableaux qui les traduisent. Léonard de Vinci, œuvrant à la Joconde des années durant n’est-il pas l’exemple le plus illustre de cette grandiose obsession ?
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