1- L’exposition est splendide. De très beaux tableaux, emblématiques de la manière du peintre et de son évolution.
2- Des « annotations » fréquentes qui positionnent les œuvres et introduisent le regardeur aux thèmes de la peinture du Greco.
3- Des bizarreries au sein de commentaires qui ont le mérite d’être factuels mais qui dérapent vite quand on en vient au jugement des œuvres et de l’artiste. En voici quelques exemples :
a. Le Greco, peintre d’Icônes : la démonstration reste à faire, puisqu’on ne montre qu’une ou deux icônes qui n’ont rien d’iconiques !!! Aller au Petit Palais et contempler la collection d’icônes permettra de régler son compte à cette assertion « le Greco doit son originalité à l’art de l’icône qu’il a pratiqué ». Mais voilà : il venait de Crète et il avait un nom Grec. Pourquoi ne pas insister sur le fait que la Crète était vénitienne comme étaient vénitiens et génois une bonne partie des restes désolés de l’empire byzantin. Pourquoi ne pas penser que l’avenir des crétois se trouvant plutôt du côté occidental de la méditerranée et que leurs idées et leurs rêves étaient imprégnés de culture occidentale. Pourquoi, enfin, ne pas en déduire que le Greco avait peu de byzantine si ce n’est primaire et qu’en dehors de petits travaux alimentaires, ses enthousiasmes culturels se situaient ailleurs que dans la zone culturelle byzantine.
b. On évoque ensuite que le Greco, en Italie, fut un peintre de miniatures… n’avait-il pas été peintre d’icônes auparavant ? En Italie, à l’époque où le Greco s’installe, la peinture de miniature, d’autels portatifs et de peintures de piété personnelle, est une activité à part entière où s’emploie une foule d’artistes. Certains grands peintres y ont donné quelques belles œuvres mais l’essentiel était produit par des peintres-artisans.
c. La formation auprès du Tintoret n’est pas l’objet de long discours : c’est bien dommage, car à Venise, une magnifique crucifixion de ce peintre dans l’Église Sainte Marie du Rosaire (Chiesa di Santa Maria del Rosario) illustre à quel point la manière de l’un annonce celle de l’autre.
d. Les « excès » du Greco : il faut alors revenir vers ceux du Tintoret et du Titien et vers leurs « cadrage » en contre-plongée qui donnent à la représentation son effet émotionnel et impressionnant le plus fort.
e. Les « multiples » du Greco : peut-être le commentaire le plus étonnant ! on finirait par reprocher au Greco de faire du Greco et de répéter le Greco en répétant les scènes les plus symboliques du nouveau testament : assomption de la vierge, annonciation, déposition du Christ etc…. il faut avoir vu les expositions d’Artemisia Gentileschi, sa parfaite contemporaine, dans un royaume de Naples sous contrôle espagnol. Il faut avoir en tête la production des peintres italiens de Florence, Venise et Rome pour comprendre que la répétition était parfaitement naturelle et répondait à la demande du marché de l’image religieuse.
4- Modernité du Greco
a. J’ai écrit quelques remarques à ce sujet. Il est clair que la modernité du Gréco ne peut pas s’énoncer en suivant le regard qu’auraient porté sur lui les Manet, Cézanne et autres Picasso. Disons plutôt que ceux-ci ont pu être frappé par sa manière qui répondait à leurs propres recherches. Si on veut vraiment se poser la question de la modernité alors essayons cette proposition : La « modernité » des sculptures médiévales c’est d’avoir rompu avec « l’antiquité » des œuvres grecques et romaines. La modernité ne se conçoit pas dans la répétition de l’ancien.
b. En revanche, on peut parler d’une peinture de rupture chez le Greco qui aura pu frapper les peintres de la fin du XIXème siècle et aussi quelques peintres du XXème siècle (Bacon). Rupture à l’encontre de la « perspective reine », cette technique picturale qui a fait revenir l’homme sur terre. Si perspective, il y a chez le Greco c’est seulement au sens d’une perspective non pas humaniste mais « déiste ». Parmi les œuvres les plus étonnantes représentatives de cette conception : l’ouverture du cinquième sceau où la structure impeccable de l’œuvre (bien qu’inachevée) marque les hiérarchies spirituelles et rejette les principes du beau et du bien tels que mis en avant par la Renaissance.
c. Refus du « beau » platonicien ou aristotélicien. Les personnages peuplant les œuvres du Gréco ne sont pas « inventés » selon les règles du beau ni florentin, ni romain ; à l’opposé de ces règles, les visages ne prétendent à aucune régularité, idéalisme ou pureté graphique. A l’opposé d’un Raphael mais aussi d’un Caravage. Ni beauté platonicienne, ni beauté des caniveaux. Les visages ont des nez incroyablement banals et laids, des appendices (et pas des trognes allemandes ou néerlandaises) qui dans certains cas les défigurent voire leurs donnent des airs d’abrutis !
d. Refus du beau ne veut pas dire ne pas savoir peindre des corps. Ils ne sont jamais laids ; minces et musculeux, nus dans la vérité de leur nudité et non dans une nudité prétexte ou dissimulée.
5 – Antiquité du Gréco
Cela sent la provocation !!! De fait, le Greco installe ses œuvres, ses personnages et ses scènes sur des socles, des masses, des éléments étonnamment solides : des nuages qui font penser à des montagnes enneigées, des campagnes dessinées au marteau.
Le Greco se refuse à utiliser l’arsenal des représentations géométriques et réelles des peintres de la Renaissance : il est aux antipodes des recherches d’un Ucello, et de ses études de chapeau en forme de problèmes géométriques. Les fessiers des chevaux n’ont pas cette parfaite rondeur qu’on croirait issue du bronze. Ses personnages ne sont ancrés dans aucune situation réaliste à la Caravage. Si on devait l’accuser d’avoir repris de vieilles idées, il faudrait revenir au Giotto d’Assises qui avait fait redescendre les grottes et les monts sur terre, tout en n’insistant pas trop sur un réalisme qui ne le convainquait pas encore. (voir l’agonie du Christ au jardin des oliviers).
6- les couleurs du Greco
On s’extasie beaucoup sur l’art chromatique du Gréco et on a raison mais c’est aussitôt pour le lui reprocher. Il faudrait penser que dans ce domaine, Titien, Tintoret n’était pas moins audacieux. Et la représentation de Saint Luc, opposant un vert profond et un noir presque absolu est une provocation par rapport aux peintres de son temps quand au contraire il les rejoint dans son portrait du Cardinal Nino de Guevara.
Une magnifique exposition met le Greco à l’honneur : tant mieux, c’est un des plus grands peintres du monde occidental.
On pourrait en déduire, puisqu’il intemporellement un très grand peintre, puisqu’il s’est inscrit dans l’éternité, que la question de la « modernité » du Greco, ne se pose pas. Il est de tous temps, donc du nôtre dont nous disons qu’il est moderne parce que c’est le dernier venu !!!
Avant que de penser cette « modernité », soulevons un aspect « paradoxal » du questionnement et partons d’une formulation inverse : que penser de l’antiquité des œuvres modernes ?
Celle-ci, a un mérite : elle met en valeur le problème du référentiel : pour juger de l’antiquité d’une œuvre moderne, il faudrait avoir sous la main des gens antiques, venant de différents types d’antiquité, par exemple, un néandertalien, un sapiens traînant dans les vastes steppes sibériennes, un athénien qu’on aurait réussi à atteindre, etc…. devant lesquels on mettrait une œuvre moderne. On attendrait qu’ils poussent un soupir du genre « incroyable, ces modernes voyaient comme nous les antiques ! ». Ils ajouteraient, car la sagesse des antiques est grande, « rien de nouveau sous le soleil !». Certains seraient même portés à pousser la chansonnette, « que sera sera, whatever will be will be … ».
On voit que scientifiquement, il est douteux qu’on puisse jamais mesurer, apprécier et connaître à quel point peut être qualifiée d’antique une œuvre moderne !!! On ne saura jamais, si des antiques auraient trouvé très contemporaine (pour eux) une œuvre faite 500 ans plus tard.
Jeux de l’esprit objecterez-vous.
Pas tant que ça ! on lit ici et là, (mais, il n’est pas la seule victime de cette pensée profonde de la critique artistique) que le Greco est frappant de modernité, son œuvre, ses accents, ses couleurs, sa composition, disons-le sans détour, nous parle de notre temps. Etc..
Le cas de la modernité du Greco est intéressant, tant pour ce qui concerne le Greco lui-même que pour les autres qui sont « étonnamment modernes ».
Que veut-on dire lorsque considérant une œuvre du Greco, on la ressent « moderne » ? Veut-on dire que ce qu’elle propose, les visions, les images, les idées qui les sous-tendent sont celles de notre monde. Plus généralement, elles seraient modernes non parce qu’elles sont intemporelles mais parce qu’elles parlent précisément à notre époque, à nos sensibilités ? Le Greco ferait émerger les images que notre conscience attendait, aujourd’hui dans notre monde-là.
A considérer l’œuvre du Greco, il est étrange de lui prêter pareilles « visions » et d’en faire le procréateur d’images qui valent pour notre monde d’aujourd’hui.
Le Greco a été un peintre en rupture totale avec le monde de son temps. Ce n’est certes pas un argument pour qu’il soit « annexé » par le monde de notre temps !!! L’artiste s’est posé en « anti-renaissant », c’est le point essentiel dans sa peinture toute construite par opposition à la peinture de ses contemporains italiens ou flamands.
La renaissance a fait redescendre l’homme sur terre et en a fait la mesure du monde. C’est à partir de lui que l’image prend forme et c’est de cette révolution du regard que nait la représentation en perspective. Le monde est mis dans la cage du regard de l’homme qui est la mesure, la règle et le compas.
Pour le Greco, c’est tout l’inverse : il fait monter l’homme vers le sacré, vers le haut, vers le ciel. Il va à la rencontre de Dieu et n’a pas d’autre intention que le renouvellement de cette rencontre. La Renaissance avait tué la vision « médiévale » du monde. Le Greco la restaure en s’appuyant sur les acquis de la représentation italienne venue de Florence et de Rome.
C’est en ce sens que sa peinture, soi-disant « moderne » rencontrera vite, incompréhension et dédain. On ne répétera pas les sottises sur un défaut de sa vision. On a réglé leur sort dans une autre chronique. Le génie du Greco tient à un fantastique capacité à exprimer une idée du monde, de l’homme et du divin en rupture totale avec les poncifs de la peinture de son temps.
La disposition, le cadrage de ses œuvres marquent à quel point, la perspective est spirituelle et non pas géométrique. Les corps et les choses, les paysages et les groupes ne sont pas disposés selon des « lois physiques » mais selon des lois morales et chrétiennes. La beauté qui, chez les Romains et les Toscans, tirent sa légitimité des conceptions de la Grèce antique, est détournée. Le corps ni les visages visent à un idéal abstrait de la beauté, de la « vertu », ils n’ont pas d’autre objet que de soutenir un projet spirituel ; ils ne sont pas « beaux », ils sont efficaces et expriment les différents états de l’adoration de Dieu et du rapprochement avec la Trinité. Les jeux des couleurs, l’organisation chromatique n’est pas pensée pour faire joli, mais pour renforcer ce que la disposition et le cadrage, ont d’anachroniques par rapport aux peintres renaissants.
Modernité du Greco ? En fait, le Greco ne parle en aucune façon de notre temps. Il n’est en aucune façon proche d’une façon de concevoir le monde dont nous nous réclamons. Le monde du Gréco est profondément imprégné de religion. Il est plus proche de l’univers de Sainte Thérèse d’Avila et de Saint Jean de la Croix. Il a été souvent critiqué, voire mis à l’écart, même en Espagne, parce que, justement, il inspirait une rupture, pas moderne du tout, une rupture avec le monde moderne qui était en train d’émerger, où l’homme est au centre de tout, où il est de plus en plus le nombril égaré d’un monde qu’il a inventé et qui est en passe de lui échapper.
Le Gréco ne parle pas du monde moderne, il ne dit rien de la modernité de l’homme, il parle et représente d’une spiritualité du monde et de l’homme qui a disparu depuis longtemps.
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