Total si près de totalitaire
On dit que l’approche moderne de la peinture est née de la rencontre entre les grands peintres européens exilés aux Etats-Unis pour fuir la guerre et le gigantisme propre à la société américaine. L’esprit des grands espaces, le gigantisme des constructions, la taille des entreprises, l’importance des grandes fortunes, allaient pousser l’art moderne hors de la contemplation élitiste des formats de taille modeste, « Européenne », voire des petits formats. Aux Etats-Unis, l’art a pu voir grand et les artistes, peintres en particulier purent couvrir de peinture des surfaces autrefois réservées à la fresque.
Le message est passé de l’autre côté de l’Atlantique, le grand format, le format gigantesque sont devenus incontournables. Le regardeur qui jusqu’ici (sauf lorsque confronté au David de Michel Ange) se penchait sur l’œuvre pour bien la lire, doit au contraire reculer pour la saisir dans son ensemble. L’œuvre qui se soumettait au regard critique ou d’adoration, s’impose maintenant et repousse le regardeur, le contraignant à lever les yeux comme autrefois l’orant, face au Christ suspendu au-dessus du chœur.
Les œuvres devenues grandes sont devenues, et des mondes, et des portails qui s’ouvrent sur ces mondes.
Et c’est là aussi que l’œuvre de Kiefer est passionnante. Tout y est devenu gigantesque. Les toiles 4/4, ou 7/7 sont de l’ordre de la banalité. La passion de Kiefer pour les livres a trouvé dans le gigantesque, dans l’excès, finalement dans le Kitsch, toute sa dimension, livres de deux cents kilos, livre non-manipulables, livres qu’on ne pourra jamais feuilleter ni lire qui sont plus grands que les bibles colossales qu’on posait sur des lutrins, plus grands que ces livres en vélin portant partition pour grand orgue.
Il faut aller encore plus loin : les ateliers de Kiefer sont autant d’œuvres d’art que l’artiste a bâti en tant que tel. Couvrant des milliers de m2, joignant par des tunnels des espaces de création particulier, des lieux de stockage et de travail, ils sont les lieux de naissance des œuvres autant qu’œuvres eux-mêmes, les lieux où des matériaux vont émerger les œuvres autant que les lieux où se montre la matière en tant qu’œuvre. Il y aurait de l’Art Natif, comme il en est de l’Or. Quand on connait la passion de Kiefer pour le plomb, on ne peut que s’interroger. Chimie philosophale ou alchimie ? Ou bien, dans ces lieux mêmes, comme dans les œuvres qui en émergent, ne peut-on lire la métaphore de l’artiste, empli de l’œuvre qu’il libère de ses entrailles pour livrer ce qui est à advenir.
Livres gigantesques, toiles monstrueuses, bâtiments colossaux, personnages surdimensionnés : pour qui sont-ils ? Pour quels regardeurs ? Ou bien ne sont-ils pas justement des mondes imaginaires offerts à la visite des regardeurs, les appelant de toute leur taille, de tout leur poids et tout leur mystère.
Car, c’est bien un sentiment de submersion qui finit par s’imposer ou un sentiment « d’un autre monde », « un monde de l’autre côté », dans lequel Kiefer veut nous entraîner. Pourquoi ? Pour voir quoi ? Pourquoi imposer à la vue, aux sens, aux sentiments des regardeurs des machines aussi énormes comme, dans les univers rococos les monstres en forme de grottes ou les grottes pareilles à des bouches monstrueuses qui attirent le passant et l’avalent. Kiefer s’est passionné pour la mystique juive, ses œuvres sont-elles des baleines et le regardeur un Jonas, qui disparaît dans un ailleurs monstrueux pour, recraché sur une grève, revenir transformé.
La totalisation, le totalitaire de Kiefer s’exprime enfin dans l’intégration incessante des « éléments » de la culture allemande. On n’entre pas dans les mondes qu’ouvre Kiefer sans accepter d’emblée qu’ils sont aussi bien le produit de l’art de l’artiste que la résultante de la culture au sens le plus général, pas seulement la culture allemande, pas seulement la culture du passé, mais la culture du monde occidental présente dans les horreurs de la guerre comme dans les illusions de la paix.
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