Germaine Krull, le regard en liberté

Germaine Krull

Musée du Jeu de Paume

Exposition passionnante pour l’artiste remarquable qu’elle présente et les enjeux qu’elle soulève.

On ne racontera pas la vie mouvementée de Germaine Krull, si ce n’est pour indiquer que très engagée dans une vie politique extrême et intense, elle s’est passionnée pour la communication et ses différents supports.

Plus qu’aucun autre photographe de l’entre-deux guerres, Germaine Krull, incarne à la fois la recherche du « Voir » et l’obsession du « Dire ». Par hasard, je venais d’achever, le livre de Le Corbusier, « l’Architecture », où s’exprime sa fascination pour les machines, les avions, les automobiles, les grands bateaux de croisières, les silos à grain etc. Et, tout au long, de cette belle exposition, j’ai trouvé la même passion, dans un autre ordre d’esprit.

Il est vrai que l’époque porte à la machine plus encore que celle qui précède la première guerre mondiale. Quand Germaine Krull publie ses premiers clichés « machinistes » et ses photos de « ferrailles », La « fée électricité » sera bientôt peinte, les futuristes italiens ont déjà « frappé » et les Allemands du Bauhaus débattent et se déchirent sur ce que doit apporter l’art et à qui, à partir de quoi !

Germaine Krull fait partie de toute cette cohorte d’artistes qui, dans tous les domaines  de l’art, y compris celui qui n’est pas encore reconnu comme tel, la photographie, ont renversé les colonnes d’un vieux temple et commencé à poser celles du nouveau. Un indice, la Tour Eiffel vue par un moderne parmi les modernes, R.Delaunay demeure un objet posé devant l’artiste, comme une tour de pierre qui s’impose…  sauf qu’elle est en fer et que, quand on la regarde bien, à l’inverse de toutes les tours, le regard la traverse !!! La Tour Eiffel que va proposer Germaine Krull dès les années 20 pour illustrer un ouvrage sur Paris, est au antipode du bel objet moderne, sculpture plutôt que « machine » comme aurait pu dire Le Corbusier. La Tour Eiffel se comprend à partir de ses entrailles, depuis l’intérieur propose la photographe. On accède à cette « machine » en la photographiant dans la majesté de ses rouages. Et de montrer une tour Eiffel où des milliers de poutrelles s’entrecroisent tissant un réseau de forces. On n’y voit plus l’outil à conquérir le ciel, première construction gigantesque depuis les pyramides mais la combinaison incroyablement savante de pièces métalliques dont la beauté tient à la fois de l’économie de moyens et de la nécessité de leur entrelacement.

Ces photos ne se retrouveront pas dans un « cahier de photos, pour la photo, affirmée comme œuvre d’art » mais dans des livres destinées à présenter Paris,  comme plus tard des photographes américains sillonneront les Etats-Unis afin de montrer richesses, détresses et diversités à un public en recherche de connaissance et d’information.

Information. C’est là que l’œuvre de Germaine Krull frappe fort. Montrer autrement, la Tour Eiffel par exemple, pour faire dire à l’œuvre ce qui, en elle, est à l’œuvre. Montrer ce qu’on ne voit pas. Parce que ce n’est pas à voir. Ainsi des silos à grains, ainsi des transformateurs, ainsi des usines de Pont à Mousson. Ce n’est pas beau ? Donc on ne devrait pas le montrer ? Donc, Germaine Krull, montre ce qu’on ne montre pas parce que justement pour elle, ces machines, ces outils sont à l’instar de la Tour Eiffel le mouvement moderne, vers la société nouvelle, celle qui sera à l’abri derrière les nouvelles colonnes du nouveau temple.

Montrer aussi ces choses qu’on ne voit pas parce qu’on n’est pas loin de leur marcher dessus, parce que c’est insignifiant. Etals désordonnée du marché aux puces, débarras trainant dans les rues, miséreux de la zone des fortif, cabanes de tôles et de toiles. Les montrer parce que Paris est autant fait de la lumière de ses monuments que d’un monde obscur, gris et délabré.

Germaine Krull renouvelle un genre celui du document et confère élégance, puissance et attraction à des objets insignifiants qui deviennent autant objets à montrer que les pommes dont des générations de peintres ont fait leur plat préféré et leur sujet idéal, pommes immobiles, rondes, rouges comme il faut, insignifiantes comme un modèle rêvé !

Elle voit tout et de tout sous tous les angles. Pour bien montrer, pour bien raconter, pour bâtir des livres qui frappent et enseignent. L’imprimerie de l’horloge ou la rue Auber sont vues comme décors dramatiques, mises en scène audacieuse à la mise en page impeccable. Elle voit les objets et les paysages comme elle voit les hommes et les femmes. Ses portraits de Malraux et de Cocteau sont devenus des icônes. Comme les nus plus ou moins osés, comme les mannequins déshabillés saisis dans une devanture.

Liberté de voir et de choisir ce qu’il faut voir. Liberté de la façon de voir, cadrages audacieux, mais aussi transparences ou superpositions, Germaine Skull, chemine à la lisière du surréalisme, elle tend parfois vers le suprématisme, elle n’est pas loin de la mise en scène cinématographique, mais toujours et sans cesse c’est pour nourrir des albums, des livres, créer des romans-photos, pour montrer aux autres, accompagner un texte, illustrer une histoire.

Quand à cette époque, quelques commentateurs expliquaient que la photographie révolutionnait l’art par l’idée de multiple, Germaine Krull faisait du multiple son cœur de métier. Pour elle, une bonne photo c’était un bouquin qui se vend bien, un journal ou une revue diffusés à des milliers d’exemplaires. C’est le regard des autres qu’on façonne, à qui on montre non pas seulement ce qui était jusque-là invisible, mais aussi, lorsque c’était visible, comment par une nouvelle façon de voir on peut changer l’objet, la personne et les bâtiments.

 


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