Venise en décembre. Venise dans le froid. L’acqua alta caresse les quais. La nuit est venue et le Campo San Samuele brille de tous les feux du Palazzo Grossi. On y a enfermé un monstre. Ils lui ont coupé la tête ? Il n’en a pas. A ses pieds, non loin de l’atrium où le géant est cloîtré, une tête est posée, pareille à celle d’un saurien, ou d’un poisson, ou d’un dieu mésopotamien quelconque, grotesque et effrayante. C’est peut-être pour cette raison qu’on a décollé, arraché cette tête, pour que le corps n’en soit pas enlaidi.
« On » ? C’est Damien Hirst. L’homme qui s’est toqué de faire vivre, morts cependant, des requins dans des milliers de litres de formol. L’homme qui a érigé les pilules de n’importe quoi en objets artistiques ou couverts des toiles de petits ronds de toutes les couleurs comme s’il avait pris pour argent comptant la célèbre phrase insensée de Maurice Denis : « la peinture une surface plate recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Un homme qui, pour moi, représente l’art fric » après que d’autres aient illustré l’art Pop. Le monstre qui est là, installé dans le Palais Grassi vient de ce Damien Hirst. Et tout le Palais est rempli de ses œuvres. Et aussi la Dogana que, malheureusement, je n’ai pas pu visiter. Damien Hirst a livré une histoire étrange qu’on aurait aussi pu intituler : "Demain: son passé". Il a préféré, un titre plus poétique « treasures from the wreck of the unbelievable ».
Damien Hirst, est-il un auteur essentiellement baroque, représentant du baroque des temps modernes où l’éphémère, l’accessoire, le mouvant prennent leur inspiration dans les volutes de la fumée, les vortex qui se forment dans le lit des torrents, les boîtes de conserve dans les supermarchés, les stridences des néons publicitaires et l’extravagance qui hausse les bâtiments vers les étoiles et les hommes vers la conquête de l’espace.
Le monstre est gigantesque, posé dans un espace vide du Palazzo Grassi, en son milieu, entouré des étages en arcades, cloître irréel qui occupe trois étages au moins d’un bâtiment somptueux. Le monstre ? Ce ne peut pas être autre chose qu’un monstre que cette sculpture si haute, si large, si forte qu’elle remplit ce vide de trois étages. On ne peut pas la saisir d’un seul regard. Elle trop haute et trop encastrée. On penserait à un anti-David. Celui-ci était offert au regard des florentins, sur une place, pour que nul n’en ignore. Il est aujourd’hui donné à voir, dans toute sa splendeur, de près, de loin, posé de sorte que rien de cette splendide sculpture ne puisse échapper à la contemplation et à l’admiration. Le monstre du Palais Grassi est absolument enfermé dans un espace confiné. En entrant dans le Palais, on butte sur ses pieds. En levant la tête, on parvient à peine à comprendre qu’il n’a plus de tête. On ne peut pas prendre du recul, tant il a empli l’espace sans laisser au regardeur aucune chance de le saisir en entier. Alors survient une autre image. Ce n’est pas celle d’un monstre, mais celle d’un sage. Reclining Bouddha à Bangkok. Emanation dorée du sage et forme gigantesque, enchâssée de telle sorte qu’à aucun instant on ne peut la voir entière. Aucun rapport évidemment. Le Bouddha resplendit comme une pièce d’or avec des reflets rouges. Le monstre du Palais Grassi, est sombre comme s’il refusait la lumière, comme s’il était éclairé d’un soleil noir venu des tréfonds de la lagune.
Aucun rapport donc, si ce n’est que Damien Hirst, aurait, comme parfois les artistes aiment le faire, voulu montrer une œuvre qu’on ne pourrait pas voir ou pas entièrement. Pensons à ces fresquistes du Quatrocento qui allaient placer des détails minuscules à 15 mètres au-dessus des foules de croyants. Ici, les détails auraient 15 mètres ? Ici surtout, le monstre ne se donne à voir qu’en suivant un plan, en montant des escaliers, en parcourant les arcades d’un cloître à plusieurs étages.
Dira-t-on cependant que le monstre est prisonnier et que les arcades qui l’entourent miment un parcours labyrinthique ? Il serait alors de la famille des minotaures et attendrait à l’entrée du Palazzo qu’on vienne lui livrer quelques vierges pour son petit-déjeuner. Ou bien, il serait de la famille de ces ogres géants portraiturés par Goya qui dévorent les hommes, en commençant par la tête. Mais il n’a plus de tête, lui-même, ce qui n’est pas commode pour dévorer ! Alors, conjurons les cauchemars et rêvons un peu. Sa tête n’est pas celle, atrocement laide et terrorisante qui gît à quelques pas, détachée du corps et pourtant si vivante. Sa tête serait celle, colossale de Constantin… retrouvée à Rome, séparée de son corps et entreposée comme une antiquité de grenier dans la cour du Palais des conservateurs…ou bien, celle qu’on trouve à Cracovie, le Eros bendato d’Igor Mitoraj. Le Dieu de l’amour aux yeux bandés.
Cessons donc d’imaginer. C’est un démon, dit la brochure qui présente l’exposition dans son ensemble, et non le géant qui éclaire le port de New-York, ni celui qui, à Rhodes, glorifiait le soleil. C’est un démon qu’on aurait retrouvé dans l’eau après de très, très longues années. Un démon extrapolé d’une découverte dans la cale d’une galère engloutie. Il en porte les traces car il est couvert d’algues et de coquillages. C’est un démon, comme le montrent ses pieds griffus communs à tous les monstres. Il est totalement nu et, contrairement aux nus antiques, à l’exception des Satyres ou des Silènes, il est doté d’un sexe impressionnant. Sa musculature ne l’est pas moins, jambes colossalement sculptées, puissantes et gigantesques, bras à l’unisson et des mains tout autant colossales ».
Dans une main, un récipient. On dit qu’il y buvait du sang.
Venise a fini par couler. Est-ce si important ? Thulé, coulant, a laissé de beaux airs derrière elle et l’Atlantide des rêves et des pensées. Tous les jours, tous les mois, plongeurs et mineurs, du fonds des mers font revenir des bribes du passé. Tous les jours, tous les mois, le décodage de l’ADN des « homo » nous livre de nouvelles surprises qui viennent se télescoper avec les dizaines de sarcophages agrémentés ou non de leurs momies que l’Egypte ne cessent d’exhumer. Le passé resurgit à chaque instant, se fait actuel et s’invite dans nos vies. On a en nous quelque chose de Neandertal. Et plus le temps passe, plus le passé s’y installe.
Damien Hirst vient d’inventer le passé de demain. Entre ses mains, il le fait très présent. Ce passé nous vient de longues lignées de descendants, des centaines d’années au loin dans le futur. Venu de si loin et maintenant, grâce à l’artiste, si près de nous, on voit bien, sans grands déploiements de sciences archéologiques, qu’il est constitué de morceaux d’éternité. Tous ceux qui vont nous suivre dans les siècles à venir ont-ils été condamnés, comme nous l’avons été pendant des milliers d’années, à répéter les grands mythes de l’histoire humaine, ne les modifiant qu’à la marge, dans le seul but de les rendre absolument accessibles à nos descendants leurs contemporains,
Une galère de commerce, aurait été découverte, il y a peu, par Damien Hirst et ses amis, au large d’îles grecques ou, peut-être, non loin de Syracuse, tout comme ils auraient pu la trouver aux pieds des colonnes d’Hercule. Le commerce que pratiquait les propriétaires et armateurs de la galère était certainement celui de l’art sous toutes ses formes. Dans la soute encore solide, on a trouvé des statues essentiellement, des objets privés ou religieux qui avaient passé des siècles sous l’eau. La galère avait sombré dans des lieux propices ; protégée par les propriétés très particulières de l’eau de mer à cet endroit, ensevelie sous des sédiments protecteurs, elle aura livré sa cargaison beaucoup plus tôt que prévu par rapport à l’agenda initial.
Je pense que le découvreur, ébahi sûrement, aura pensé à un message venu du futur. Damien Hirst s’est alors totalement consacré à la révélation des œuvres sans toutefois se laisser aller à de confuses et parfois traîtresses reconstitutions. De fait les objets sous toutes leurs formes s’ils n’ont pas trop souffert dans l’aventure n’en sont pas sorti indemnes. Ils ont les allures des choses trop longtemps submergées : des algues sont venues s’installer, des coraux ont trouvé sur un visage, une main ou un torse, un appui utile. Il se peut même qu’ils aient recouverts des surfaces trop grandes pour qu’on puisse s’essayer à retrouver la forme originelle, le thème représenté, voire le message que nos descendants voulaient faire passer. Damien Hirst n’a pas voulu tomber dans l’acharnement archéologique, cette malheureuse tendance contemporaine qui conduit les experts à restituer une œuvre telle qu’elle aurait dû être. Il s’est heureusement écarté de l’esprit des grands amateurs du XVIIème siècle qui, sans hésitation, retaillaient des cuisses ou réinventaient des pauses.
Parmi les œuvres « sauvées des ondes », cette gigantesque statue, dénommée le « Démon ». On l’a déjà présentée dans une livraison précédente, on n’y reviendra donc pas pour l’instant.
Ce qui va nous intéresser : des objets, des œuvres, des formes, marquées par les algues, coraux et crustacés proposées dans cette magnifique exposition. Ils resplendissent quand il a été possible de restituer leurs splendeurs. Ils reposent chargés de dépôts marins quand les coraux se sont multipliés. Les noms apposés dans les cartouches ont été inventés par Damien Hirst. Cela ne peut être autrement quoiqu’on trouve ici et là des inscriptions latines ou grecques marquant une filiation intellectuelle ou religieuse, évoquant un mythe fondateur, qui nous renvoient à notre propre présent devenu passé lointain pour nos descendants, un présent que nous n’avons eu de cesse de nourrir des souvenirs du passé.
A suivre dans une troisième livraison.
On a longuement commenté le Démon. On n’y revient que pour rappeler son omniprésence. Il est si grand, si imposant, si incontournable, occupant un vide de trois étages, visibles des loggias qui ont été ménagées à chacun de ces étages dominant le vide qu’ils entourent, qu’à chaque regard posé sur une des « reliques » extraites de l’épave sous-marine, on ne peut lui échapper. Il est là, sans cesse, comme une statue de bronze noirci. Les traces d’algues sur le torse et les jambes, les imperfections de la sculpture, les blessures béantes, les coraux qui s’y sont incrustés, à la fois annoncent les statues, figurines et objets en tous genres que l’avenir nous a involontairement abandonnés et nous rappellent sans cesse que tout ce qui est là est de l’ordre des Dieux dont il est le gardien ubi et orbi.
Et puisque « Dieux » il y a, on commencera par une déesse le commentaire des reliques : Katie Ishtar Yo Landi. Elle sera une déesse à laquelle les habitants du Sud-est asiatique aimeront attribuer l’amour et la guerre, la fertilité et la mort. La statue est incomplète et seule nous vient de l’avenir la moitié supérieure de son corps encore recouvert de restes de feuilles d’or. Regard lointain comme absent, cette figure de la dualité renverra ses adorateurs à l’antique Mésopotamie, des millénaires auparavant. Mais, ses traits sont délibérément empruntés aux stars envoûtantes du XXème siècle et peut-être à une « Katie » modèle possible de sculpteurs des années dites « Post Guerre Froide ». On voit sur ses épaules et son corps des traces de corrosion marine ainsi que de restes d’algues.
Un peu plus loin, autre divinité dont l’origine nous est bien connue : Mickey qui nous a tant distrait, qui s’est inscrit dans nos mémoires enfantines et s’est incrusté aussi dans nos consciences. Il est passionnant de voir que ces incrustations de personnages légers comme des bulles de savon se seront transformées en conviction puis en croyance. Le corps, déifié de ce Mickey-là, est bien reconnaissable malgré les flétrissures du temps et des eaux marines. La matière (plastique ?) dont il aura été fait aura-t-elle été dissoute par des micro-organismes nouveaux se nourrissant des déchets en plastique dérivant dans les océans ? Ils se seront rabattus sur la figure du dieu Mickey, victuaille de choix, remplaçant le plastique par des coraux, des algues et des coquillages. A nos yeux surpris, Mickey se montre comme le support de notre conscience. Sa « nouvelle forme », (nous ne connaîtrons pas celle que nos descendants auront précisément voulu lui attribuer) nous dit à quel point, dans un avenir peut-être proche, nos rêves prendront des formes définitives et même éternelles.
La statue de Goofy (le Dingo des Français) a, quant à elle, été complètement « dévorée » par des coraux. La mer aura été difficile pour cette magnifique sculpture ! Pourtant, la vie du demi-héros comique est restée intacte. Malgré les résidus d’animalcules dont elle est recouverte, une pose célèbre est demeurée parfaitement visible qui nous envoie depuis le futur l’émotion jamais éteinte en nos esprits.
Un peu plus loin c’est une scène qui montre à l’envie que les grands mythes sont éternels. Andromède, a toujours été sacrifiée, dans le cours de tous les temps à cause de Cassiopée, son arrogante mère. Et sans cesse durant des milliers d’années, elle fut et sera sauvée par Persée. Au Palais Grassi, on peut voir une énième représentation de la fameuse scène. Ce bronze gigantesque aura été conçu dans un esprit très expressionniste. La pauvre jeune fille est montrée dans un état de panique hystérique, bien loin de l’impassibilité grecque. Nos descendants se seront-ils montrés plus sensibles aux mises en scène dans le genre « peplum hollywoodien » ? Auront-ils préféré de sanglantes représentations ? Nous ne pouvons que le déduire de ce que le futur nous a laissé. Ce qui est certain en revanche, c’est le fait que le monstre fameux qui devait dévorer Andromède, la baleine Ceto, est démultiplié sous la forme de requins, références explicites au fameux film « les dents de la mer ». On voit aussi un serpent des mers, qui renvoie à un film d’horreur bien connu et même un poulpe gigantesque qui nous fait souvenir de « vingt mille lieux sur les mers ». Derrière l’héroïne, un monstre en forme d’araignée progresse lâchement et nous horrifie. On a beau savoir que tout ceci se termine bien, Persée arrivant au secours d’Andromède comme la cavalerie dans les films de cow-boys et d’indiens, on est saisi par le réalisme qu’affectionneront les regardeurs du futur.
D’autres formes sont saisissantes, comme ce crâne de cyclope qui se dessine clairement malgré les coraux, les algues et les moules dont il est recouvert. Un cerbère étrange car il semble avoir perdu une de ses trois têtes. Il semblerait que dans l’avenir, trois têtes pour un seul chien, paraîtra un horrible mensonge. Deux suffiront amplement. Il n’en sera pas moins hideux.
Et encore, d’autres formes… d’autres découvertes dans ce chantier hors du commun. Il faut y aller vite et se confronter avec les idées et les hantises de demain. Pour se retrouver, tant il est vrai que tout est dans tout et que seul l’avenir peut trancher.
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