Aya Takano
The jelly civilization chronicles
Galerie Perrotin
78 rue de Turenne
75003
On nous dit dans un petit fascicule que l’auteure écrit des ouvrages de science-fiction, réalise des mangas, dessine et peint.
Le petit opuscule dit bien d’où viennent les images que présente cette exposition et tout ce qu’il faut dire pour expliquer d’où viennent les inspirations, les sources de l’artiste. On ne les redira pas. On se contentera d’indiquer que le petit livret n’est pas mal fait.
Je me limiterai à ce que j’ai vu, aimé, compris de ces œuvres. J’aime les mangas. Je suis un fanatique des dessins animés de Myasaki et en général de tout ce qui est sorti du Studio Ghibli. J’ai énormément aimé l’art de Kuniyoshi, qui fut récemment exposé au Petit Palais.
C’est dire combien le travail de Aya Takano m’a impressionné. Travail qui consiste à faire venir au jour des images comme on fait le ferait de l’eau qui demeure enfouie au sein de la terre. Il faut creuser des puits artésiens. Il faut libérer les puissances de la réalité pesante, celles qui font que les choses sont difficiles. Alors jaillissent des apparentements, des formes nouvelles et de nouvelles façons de voir le monde.
Aya Takano entoure ses filles de monstres aimables mais fort désagréables à voir. Transparences troubles et déliquescences colorées se répandent dans son travail. Jeunes filles languides et élongées, toutes en jambes, jambes longues comme des tentacules. Spectacles complets où les couleurs fusent en fêtes, incroyablement assemblées, paradis perdus parce qu’impossibles, vertes prairies peintes en rose, ciels bleus comme des ananas.
Saturation de l’espace, où se jouent personnages, petits monstres, souvenirs et feux d’artifice. Pas un centimètre carré où poser ses pieds: que personne ne bouge, tout est en mouvement ! Des rêves qui font mine de cauchemars. Et aussi les regards noirs qui sortent d’yeux gigantesques. Et aussi, des yeux bandés. Fermés. Blancs. Parce que pansés.
Les regards des personnages de mangas me fixent, m’interrogent et m’oublient. Les regards des personnages d’Aya Takano ne font pas exception. Pire, ils posent la question avec plus d’intensité encore. On sait que lorsque Disney invente le personnage de Mickey, il va, sans le calculer, d’instinct, dimensionner les yeux de son personnage selon les proportions qu’on retrouve chez tous les petits enfants au sortir de la naissance. On sait que la seule considération de cette proportion déclenche dans l’esprit adulte un sentiment de connaissance, de protection et d’empathie particulière. Ces proportions sont des signaux comme est un signal, l’odeur du nouveau-né exposé aussitôt aux sensations de sa mère.
Les bouches, les nez des nouveau-nés sont encore à l’état d’ébauche… et ne sont que des orifices, pas encore des traits physiques.
Les yeux des mangas sont-ils dimensionnés pour revendiquer un droit permanent à l’enfance ? les visages sans nez, sans bouche d’Aya Takano ne sont-ils pas les formes vers lesquelles il faut souhaiter revenir. Pureté. Fermeture. Clôture.
Les yeux noirs ne disent rien, ne révèlent rien, puits sans fond, surface polie, lumière de l’encre noire. Aya Takano, aveugle-t-elle ses poupées ? Yeux blancs, taies de l’aveugle ? Brouillards et gelées informes.
Mais aussi, les yeux des filles sont souvent obturés par une œillère ou un pansement, ou un bandeau. Double aveuglement où un œil est aussi lumineux qu’une gelée blanchâtre et l’autre recouvert d’une bande scotchée ou agrafée, blanche aussi, derrière laquelle le regard est scellé. Double impossibilité de voir, l’une naturelle, les rêves sont étrangers au monde d’ici-bas, l’autre artificielle, qui viendrait de notre monde, qui prétend donner à voir mais qui pratique l’aveuglement avec la façon la plus neutre et insensible des machines.
Filles sans nez. Filles sans bouche. Filles sans hommes. Seuls les animaux des rêves de la tradition et de la mémoire s’approchent. Filles fleurs au sexe blanc et vide. Comme des regards blancs, noirs et vides. Des regards barrés.
Passionnante peinture qui offre une passionnante lecture. Il faut s’arrêter devant les œuvres et leur parler. C’est peut-être le seul moyen d’en obtenir un regard….
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