Très belle exposition chez Thaddeus Ropac : Anselm Kieffer, « für Andrea Emo », (dont on nous dit qu’il s’agit d’un philosophe Nihiliste Italien - apparemment non traduit en français).
On lit ici et là que cette exposition montre comment Kieffer « détruit la peinture pour mieux la faire revivre ». Application un peu trop littérale de la formule d’Heidegger « et c’est à cette force de destruction que se mesure la grandeur d’une œuvre d’art ».
Oublions les destructions qui reconstruisent, les massacres qui font renaître et toutes ces antithèses qui font des exactions de Président Syrien, un message d’espoir, et revenons à l’œuvre de Kieffer.
Les œuvres qui sont ici présentées sont toutes absolument remarquables en ce qu’elles parlent de deux éléments clefs de la construction artistique de leur auteur : le dévoilement et l’épaisseur. (il est d’autres éléments autour desquels cet œuvre s’est bâtie, parmi eux, la perspective en tant qu’acteur du monde, voir mes commentaires en suivant ce lien).
Ici dévoilement et épaisseur sont non seulement parties communes mais elles induisent une tierce partie : le temps.
Parlons d’épaisseur : l’œuvre de Kieffer, qu’on nomme commodément « peinture », « technique mixte » n’utilise pas la surface plane du tableau comme un support essentiel, un moyen d’expression privilégié, au même titre que l’écriture a intrinsèquement besoin de la feuille de papier la plus parfaitement plane possible. Kieffer a suivi les cheminements qui ont été tracés par Monet, qui ont été caricaturés par Van Gogh. L’œuvre picturale réduite au respect de la planéité de la toile ne parle pas suffisamment du monde. Elle est conçue pour le trahir ; l’artiste est contraint de mentir pour parler, c’est-à-dire d’être artificieux pour faire venir dans son œuvre ce qui par nature s’échappe de la toile ou du panneau de bois, le temps et l’épaisseur. Artifice que la perspective traditionnelle qui contraint l’artiste à des codes fermés sur eux-mêmes. Mensonge que ces illusions inventées qui sont mobilisés pour restituer le monde aux regardeurs. Restitution lourdement chargée du temps dans lequel le regard est canalisé et de l’épaisseur dans laquelle il se perd.
Comment s’affranchir de ces mensonges sur lesquels le monde l’art a vécu pendant des centaines d’années ? Une première façon est de trahir la façon dont l’œuvre d’art s’installait habituellement sur la toile : abandonner la toile, comme véhicule des illusions pour en faire un pur support d’un monde dévoilé. Alors la toile n’est plus l’espace de l’image qu’elle contient dans son cadre et qu’elle isole du monde alentour, elle devient la sellette, le porte-marbre, le piétement, nécessaire pour que l’œuvre tienne debout et se tienne vis-à-vis du regardeur en tant qu’un des moyens de la production de l’œuvre. La toile, le cadre ne sont plus que des supports hors des illusions de la planéité, sur lesquels vient s’inscrire, se modeler et se former le monde tel qu’il jaillit à notre regard et tel qu’il nous défie. Ainsi, la toile devient support et porte sur elle, les traces qui entaillent le monde et le taillent, tous les arrachements et les creusements, toutes les fissures et les amoncellements. Plus rien n’est lisse pour celui qui ne veut pas croire ce qu’il voit. L’expérience à cet égard vaut d’être vécue : les œuvres de Kieffer ne se regardent pas, elles se vivent. Image claire et nette, et lisse et presque comme on doit voir une œuvre plane, comme il nous arrive de voir, de loin le sage cours d’eau qui trace bleu sur la grisaille de ses rives. Il faut alors se rapprocher, l’œuvre change qui laisse à voir des creusements ou des cicatrices, des écorchures et aussi la vie en désordre, comme elle est avant qu’on lui ait introduit de l’humain.
La toile devient alors comme la terre où prennent racines, ronces et arbres, comme les parois effondrées de la montagne, comme les écrasements et les surgissements des vagues. Le ruisseau n’est plus un trait bleu mais un cahot d’éclaboussements et de galets chahutés, roulés et concassés.
Kieffer n’est pas le semeur avec son geste auguste qui rendrait leur dignité aux déchirures de la terre et ferait venir de son désordre la moisson future et son content de vie. Il rend à la terre et au monde son épaisseur. Sans elle pas de traces, pas de cicatrices, ni arrachements, ni rocs effondrés. Plus près de l’œuvre nous nous tenons, plus près du monde dans sa vérité et plus encore lorsque le voile est arraché.
Epaisseur du monde, révélation de cette épaisseur, le dévoilement c’est non seulement le monde qui vient au regard mais aussi le temps, sauvage, incontrôlable, sans direction compréhensible. Le temps, se montre au moment où se dévoile le monde. L’œuvre sort alors du tableau et invite le regardeur à entrer dans la fabrique du dévoilement. Ce processus est précisément ce que quelques critiques nomment : destruction. Comme si dévoiler induisait de rompre une harmonie, comme si l’ouverture au regard était un déchirement. Le voile encore… quand le dévoilement est déchirure.
Et voici qu’avec l’épaisseur, le temps se dévoile et dévoile. Les œuvres montrées dans cette belle exposition font la part belle aux écoulements de métal, aux torsions de tôle, et déchirures de plaques en plomb ou étain ou tout métal qu’on voudra.
Le métal sort des œuvres, donne un coup de grâce à la planéité du support. Sculptures qui viendraient imposer leur épaisseur à l’épaisseur révélée du monde ? Ce sont davantage des métaphores du temps qui s’incruste dans le monde. Les plaques sont arrachées et déchirées et donnent à voir ce qui reste… Elles se déroulent aussi et se déploient, rendant à l’image du monde non seulement son épaisseur mais son inscription dans le temps. Déroulement ou dévoilement, le métal s’enroule sur lui-même et rend l’œuvre à l’ouvert. Mais aussi, ce déroulement dévoile que le monde que l’artiste montre, n’est peut-être qu’une illusion apposée. L’arrachage de l’illusion, le repliement du métal, livre du gris et du morne. Le monde dévoilé laisse le serpent à découvert. Notre péché originel. Le temps n’est pas un élément du décor, qu’à force d’ingéniosité on plaquerait sur l’image. Dans l’œuvre de Kieffer, il est instrumental, acteur du dévoilement et montreur d’un monde déchiré.
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