Nos deux amis étaient perplexes : le covid qui
livre à l’espèce humaine un combat sans merci, est-il invincible ? Les gouvernements peuvent-ils sans cesse rassembler leurs citoyens pour livrer un combat perdu d’avance ? Ne
risquent-ils pas de déclencher des lassitudes suicidaires ? En 1917, on a vu qu’au bout d’un certain temps, les meilleures énergies s’épuisaient : le combattant le plus vaillant
déraillait et mettait des fleurs dans son fusil.
Se battre disent les citoyens ? Oui, certes, mais pourquoi à la fin ? C’est que le covid égare les esprits après avoir supprimé quelques sens essentiels. Il fait perdre le goût et
l’odorat ? Qui dit qu’il ne fait pas perdre d’autres choses tout aussi importantes : le sens de l’orientation, l’idée que les Anglais sont nos ennemis héréditaires et même la ligne
d’horizon, ruinant par sa disparition, la recherche des futurs qui seront meilleurs (« le bonheur est à l’horizon »).
Donc, tous repères perdus et lassés de se battre, les peuples s’exclameraient comme le poète « tant pis, je m’en fous » et, renonçant à la lutte, laisseraient la place au covid.
Nos amis Mélinez et Martenchon savent depuis longtemps que tout est affaire de perspective. Réfléchissant aux avantages et aux inconvénients de cette défection de l’esprit de lutte, il leur est
venu des idées non-orthodoxes : n’ayant plus d’adversaires, le covid n’aurait plus à se mesurer à la volonté d’éradication forcenée des gouvernants. Il en perdrait le besoin de muter
pour acquérir davantage d’agressivité et enfoncer les barrières, les vaccins et toutes ces choses que l’humanité prétend lui opposer. Le covid se croirait à Capoue. N’ayant plus d’effort à faire
pour profiter au mieux de l’aubaine d’une humanité devenue poussive et aboulique, il se mettrait à ronronner et à prendre son temps pour se diffuser. Il deviendrait paresseux sans se rendre
compte que d’autres virus l’attendent au tournant. Celui de la grippe par exemple qui est fou de rage qu’on lui ait pris la place et qu’on ne parle plus de lui.
Les virus en viendraient aux mains (c’est une image) et, détournant de l’homme leur létalité, l’oublieraient. Mieux encore le covid devenu gras ne saurait pas se défendre et serait défait.
Tout redeviendrait comme avant avec les bons vieux virus qui traînent depuis des milliers d’années.
Mélinez n’avait pas eu besoin de se rendre à la Gare Montparnasse, il
lui avait suffi d’entendre au milieu de tous les bruits de la ville, ce bruit de roulement caractéristique des valises un peu lourdes qui pèsent sur des roulettes trop petites et tressautent au
moindre obstacle. Il avait su qu’ils partaient. Pas tous, mais un bon nombre certainement.
Il se retourna vers son ami Martenchon qui, pour tromper l’ennui d’une journée pluvieuse, s’acharnait en origamis de toutes sortes :
« Ils partent ! » dit-il, doucement.
« Ils font du bruit, ce n’est pas comme avant » remarqua Martenchon tout en pliant avec acharnement des bouts de papier de toutes les couleurs.
« Comme avant ? » interrogea Mélinez.
« Eh oui! avant, ils n’avaient pas de valises à
roulettes. Des charrettes pour certains ; des landaus ; ou des baudets ; et une ou deux voitures brinquebalantes et teufteufantes. Tout ceci peu bruyant, des sons assourdis, des
bruits d’efforts physiques, les mères qui portent leurs enfants, les pères, des valises fermées avec des ficelles, les enfants quelques sacs à dos pleins de
vêtements ».
Martenchon, se tut, souriant dans le vague au souvenir de ces années
d’autrefois quand le monde était plus simple et s’abstenait de pétarader à tous vents.
« L’exode, en ce temps-là, ne ressemblait pas à une virée en Week-end dans des TGV de première classe ou en classe éco d’Air France »
continua Martenchon. « Et pourtant, on fuyait le même genre de danger »
Mélinez interrompit son ami, choqué par ses propos
cyniques :
« Tu ne veux quand même pas dire que tu ne fais pas la différence entre un Allemand et un virus… »
« Différence, différence » marmonna son ami, « Le résultat est le même : les Français s’en vont précipitamment hors de chez eux ! »