Mélinez était revenu exténué de son équipée
nocturne. Il sentait le roussi, la fumée et aussi un peu la merde ou le sale. Son apparence bien mise dans la vie quotidienne était ravagée. Une
déchirure avait endommagé une chaussette et ses chaussures avaient perdu leur lustre habituel : clairement, il n’avait pas mis les pieds dans des parterres de
roses mais plutôt dans des écoulements de purin ou d’autres choses liquides peu ragoûtantes.
Mélinez, sous l’œil interloqué de son ami,
Martenchon, s’affala dans un fauteuil au risque de le rendre candidat à un passage chez le teinturier.
Il s’aperçut que le regard de Martenchon se
faisait de plus en plus pesant signe que son auteur, s’impatientait, voire même réprouvait la situation.
Martenchon tendu: Je ne te demande pas d’où tu viens.
Mélinez nerveux : Et tu auras raison, ce n’est pas avouable de la part d’une personne raisonnable.
Martenchon exaspéré : Mais quand même tu vas me le dire, ta dégaine m’inquiète beaucoup et plutôt que d’appeler tout de suite Police-Secours, je te serais
reconnaissant de m’expliquer cette débauche de salissures et d’odeurs douteuses.
Mélinez hautain : Je suis allé manifester contre la réforme des retraites.
Martenchon éberlué: Mais c’est insensé, tu es à la retraite depuis près de 10 années !
Mélinez : On ne se bat pas toujours pour défendre ses propres intérêts.
Martenchon : Tu t’es battu ?
Mélinez : De fait, je me suis battu : une divergence d’opinion qui n’a pas plu et qui a fourni les ferments d’une bataille presque rangée si
ce n’est que j’étais, comme d’habitude, seul contre tous.
Martenchon : Cela t’ennuirait….
Mélinez : De te dire de quoi il s’agissait ? Pas du tout, je suis sûr que tu comprendras et, même je suis convaincu que tu
acquiesceras.
Mélinez s’octroya un instant de réflexion et
poursuivit : tu sais que l’idée qui suscite en ce moment une polémique assez vive est celle de repousser l’âge de la retraite.
Martenchon hocha la tête, opinant.
Mélinez, continua : J’étais au milieu de quelques personnes qui, comme moi, ne peuvent pas courir très vite, genre 60 ans et plus. A un moment, où
nous reprenions notre souffle, j’ai glissé : c’est idiot de manifester contre la retraite à 64 ans quand on est des vieux. Là, j’ai reçu un coup de canne sur
la tête et une femme a voulu me griffer et a réussi à abimer mes chaussettes.
Je me suis dégagé et j’ai couru vers une bande de
jeunes qui avaient l’air plus joviaux. J’ai alors lâché, pour faire une blague et me faire des amis, qu’il fallait en tirer une énorme couche pour faire le clown
contre la réforme des retraites quand dans un demi-siècle on aura fait table rase de tout et particulièrement des retraites. Là, j’ai reçu un coup de batte de
baseball sur l’épaule et deux ou trois jeunes ont voulu me jeter dans une poubelle.
Alors, j’ai foncé pour trouver refuge au milieu
de gens qui m’avaient l’air de se tenir, de ne chanter que quand on le leur demandait et de crier des choses faciles à retenir. Quand même, parmi eux, le
rouge étant partout, je leur ai demandé s’ils s’étaient aperçu que Staline était mort depuis près des trois-quarts d’un siècle. J’aurais mieux fait de me
taire. D’un coup, ils avaient perdu l’air affable qu’ils affichaient au moment où je les avais rejoints. Je te passe la suite, sauf ce moment ahurissant, quand, la
police a voulu me saisir parce que je courais : j’ai crié "vive la retraite à 64 ans, vive la police qui nous protège". J’ai reçu en retour un coup de
matraque et une injonction à cesser de me « foutre de leurs gueules, salaud d’infiltré. »
Martenchon, qui avait écouté silencieusement, glissa doucement : J’espère que tu ne leur a pas parlé de leur nombre.
Mélinez, véhément : Mais bien sûr que si, je leur ai même dit pour les convaincre que ce qu’ils faisaient n’avait pas de sens, que le syndicalisme
en France était d’autant plus violent qu’il ne recueillait pas beaucoup d’adhésions. Pire, en France, le taux d’adhésion aux syndicats est le plus bas
d’Europe. Même le Monténégro fait mieux.
Martenchon, sidéré : Tu leur as dit ça ? Alors qu’ils étaient autour de toi ? Tu es devenu suicidaire ?
Mélinez un peu penaud : J’ai failli leur dire qu’il y avait de moins en moins de travailleurs syndiqués. Mais là, je suis parti en courant.
J’ai senti que je touchais un point sensible.
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